C’est une première en France. Jamais aucun opérateur téléphonique n’avait encore accepté de partager les données de géolocalisation de ses abonnés à des tiers, même en garantissant leur anonymat. Dans les locaux d’Orange, la question avait pourtant été soulevée à l’occasion de l’épidémie d’Ebola, mais, à l’époque, la perspective d’une pandémie semblait peut-être moins terrifiante. Le Covid-19 a été plus convaincant. À moins que ce n’ait été la pression de la Commission européenne. En contraignant le premier opérateur de France, au même titre que sept autres opérateurs européens, à lui transmettre la localisation anonymisée de 24 millions de ses abonnés, l’institution espère vérifier si les consignes de confinement sont bien appliquées. Cette initiative a fait tressaillir nombre de défenseurs des libertés individuelles, inquiets de voir l’Europe se tourner vers un modèle asiatique de gestion de crise.

Depuis plusieurs mois, le quotidien de centaines de millions de citoyens taïwanais, singapouriens, hongkongais et sud-coréens est scruté à la loupe. Les capteurs de leur téléphone ainsi que leurs paiements par carte bancaire permettent de déterminer jusqu’où ils ont voyagé, quels individus ils ont croisés. Les personnes suspectées d’être infectées sont repérées et identifiées au milieu de foules gigantesques grâce à un système de vidéosurveillance sophistiqué. En Chine, d’autres caméras permettent de détecter des signes de fièvre chez les passants. Ces méthodes invasives auraient permis de ralentir efficacement la propagation du nouveau coronavirus à l’intérieur des frontières des pays concernés. En Europe, des scientifiques s’y intéressent de près.

« C’est actuellement la seule vraie alternative au confinement général », estime le Pr Antoine Flahault, qui dirige l’Institut de santé globale à l’Université de Genève. Convaincu que ces technologies de pointe sont compatibles avec un cadre démocratique, cet épidémiologiste plaide pour que les pays occidentaux touchés par la pandémie envisagent de proposer à leur population une stratégie similaire. « C’est violent, peut-être, concède-t-il, mais certainement moins que le confinement d’une population entière. » Selon un sondage mené par une équipe de recherche de l’université d’Oxford, en France, dans le cadre de la pandémie, près de huit personnes sur dix seraient favorables à l’installation d’une application surveillant leurs interactions sociales par le biais du Bluetooth, donc sans géolocalisation.

Cette stratégie, précise le Pr Flahault, n’est intéressante que si des tests sont menés sur les cas suspects. « Il faut impérativement séparer les malades des bien portants », dit-il. En identifiant précocement ces derniers et en testant massivement sa population, la Corée du Sud a été en mesure d’isoler momentanément les personnes atteintes du Covid-19 dans des hôtels, en dehors de leurs foyers. Le pays a ainsi pu garder ses écoles et ses entreprises ouvertes le temps de l’épidémie. En Chine, de telles technologies ont au contraire entraîné la mise en place de mesures totalitaires. En fonction de son état de santé, chaque citoyen chinois se voit attribuer une couleur par le biais d’une application sur smartphone, reliée aux autorités locales. Pour accéder aux centres commerciaux et aux différents services publics, un QR code vert est obligatoire. Le rouge indique l’obligation de rester chez soi. Tant pis pour les personnes âgées, moins nombreuses à posséder un smartphone et par conséquent privées de ce potentiel sauf-conduit.

 

Prédire et surveiller

Partout dans le monde, des chercheurs et des entrepreneurs tentent de mettre au point des outils inspirés des mêmes principes d’intelligence artificielle et d’analyse des big data, mais qui garantissent le consentement des individus surveillés. C’est le cas de Kinsa Health, une start-up américaine qui commercialise des thermomètres connectés. Ces derniers permettent de centraliser par le biais d’une application mobile les données de tous les utilisateurs. Grâce à elles, l’entreprise a été capable de détecter des épidémies de grippes émergentes deux semaines avant les agences gouvernementales. Kinsa Health, qui fait aujourd’hui le pari de s’adapter à la pandémie de Covid-19 pour suivre sa progression, a récemment confié au New York Times vendre 10 000 thermomètres par jour depuis le début de l’arrivée de la crise sanitaire aux États-Unis. En Afrique, la plateforme Ushahidi a aussi mis sa technologie à disposition pour lutter contre le nouveau coronavirus. Initialement vouée au repérage des violences post-électorales au Kenya en 2008, elle se présente aujourd’hui sous la forme d’une carte participative qui localise les personnes suspectées d’être porteuses du virus, les personnes infectées, celles qui ont guéri, les morts, les centres de dépistage et les lieux où il est possible de se laver les mains.

Bien qu’imparfaits – ils ne permettent de réunir que des informations parcellaires –, ces outils sont précieux pour les ONG qui travaillent à éviter la propagation de l’épidémie dans des zones dépourvues de centres de santé et d’hôpitaux, et donc privés de statistiques. « On a besoin d’un outil particulièrement flexible », précise néanmoins Clara Nordon, directrice de la Fondation MSF qui est actuellement lancée dans une course contre la montre face au virus. « On doit aussi prévoir la possibilité de centraliser les signalements par SMS », poursuit-elle. Même si la population africaine est relativement bien équipée en smartphone, le réseau internet est parfois inaccessible dans certaines régions, ce qui rend l’usage d’applications mobile compliqué.

Au Canada, une start-up baptisée BlueDot a affirmé avoir détecté l’émergence du virus très en amont. Fondée au lendemain de l’épidémie de SRAS par le Dr Kamran Khan, BlueDot a développé un logiciel capable de prédire et de localiser l’émergence et la propagation des maladies infectieuses. Grâce à l’apprentissage automatique, dit machine learning, il traite, toutes les 15 minutes et sans interruption, les données de centaines de milliers de sources en ligne : articles spécialisés, données démographiques, déclarations d’agences officielles de santé publique, rapports sur la santé animale, données produites par les compagnies aériennes… Le 30 décembre 2019, soit neuf jours avant que l’OMS ne publie sa déclaration alertant sur l’émergence d’un nouveau coronavirus, la plateforme d’intelligence artificielle avait détecté et signalé à ses clients plusieurs cas de « pneumonie inhabituelle » sur un marché de Wuhan, en Chine.

Curieusement, les réseaux sociaux ont eux aussi leur rôle à jouer. Pour Isabelle Hilali, membre du conseil d’administration du Healthcare Data Institute, un think tank tourné vers le numérique en santé, ils fournissent des données complémentaires très précieuses. « Les gens vont avoir tendance à décrire leurs symptômes en ligne avant même d’aller voir leur médecin, et bien avant de se rendre à l’hôpital », explique-t-elle. En récupérant ces informations, Isabelle Hilali estime que l’on peut gagner quelques jours face à l’épidémie. Pour le Dr Flahault, l’intérêt des réseaux sociaux est surtout de permettre de suivre l’évolution du ressenti de la population en temps réel. Est-elle inquiète ? perméable aux fake news ? « En fonction, on peut adapter le message », dit-il. Et éviter la panique. Face à ces technologies, Isabelle Hilali rappelle qu’il s’agit d’« outils d’accompagnement ». « La santé est un domaine très complexe, il faut rester modeste », précise-t-elle.

 

Accélérer et préciser le diagnostic

Vingt secondes. C’est le temps nécessaire au système d’intelligence artificielle développé par l’entreprise pékinoise Infervision pour détecter la présence du SRAS-CoV-2 à partir d’un scanner thoracique. Installée dans une vingtaine d’hôpitaux chinois, dont celui de Wuhan, cette technologie facilite aussi, depuis mi-mars, le travail des radiologues du campus biomédical de l’université de Rome, en Italie.

En France, aucun hôpital n’a encore souhaité s’équiper de ce système sur mesure, pas même les services de radiologie du Grand Est, frappés de plein fouet par la pandémie. Au CHU de Strasbourg, les frottis du nez sont désormais systématiquement doublés d’un scanner pulmonaire. Une machine dédiée voit passer entre 60 et 80 patients par jour. Pourtant, le Dr Mickaël Ohana ne juge pas utile d’investir dans l’équipement mis au point par Infervision (2 000 euros par mois pour le forfait de base) : « La maladie est relativement simple et rapide à détecter sur un scan », explique le radiologue. La désinfection systématique de la machine nécessitant une quinzaine de minutes entre chaque patient, les médecins estiment avoir bien assez de temps pour interpréter les images. « Ce qui pourrait nous être très utile, en revanche, poursuit-il, c’est que la machine soit capable de déterminer avec précision un degré de gravité pour chaque patient. » Pour l’heure, aucun système ne le permet, mais des équipes y travaillent. C’est notamment le cas de la start-up française Visible Patient. Son cofondateur, le Pr Luc Soler explique même qu’« un jour, il sera sans doute possible de prédire l’évolution de l’état du patient » grâce aux travaux de recherche croisant son dossier médical avec les analyses obtenues grâce à l’IA. Encore faut-il savoir quoi faire de ces informations, rappelle le chercheur. Une technologie, aussi pointue soit-elle, n’est utile que si elle permet de mieux orienter la réponse thérapeutique. D’où l’importance de développer, en parallèle de ces outils diagnostiques, une gamme de médicaments capables d’agir et de traiter efficacement cette pathologie en fonction de l’état du patient. 

 

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