Depuis les origines, le paysan est le travailleur de la terre. Mais la modernité a apporté un changement radical. On a tourné la page d’une très longue histoire agraire et le paysan a fini par faire figure d’attardé de l’évolution. À ce mot tenu pour péjoratif de paysan, on a préféré le terme d’exploitant agricole qui correspond à une approche technicienne de la vie. Cette dépréciation concerne aussi la terre. Elle est l’élément de base qui nourrit les humains, qui nourrit les végétaux qui nourrissent à leur tour les animaux. Si la terre meurt, tout meurt, tous les processus sont arrêtés, la vie ne se propage plus.

Cette réalité est de notoriété publique et universelle. Dans nos sociétés pourtant, la terre subit une relégation insupportable par la voie d’une agronomie qui la réduit à un simple substrat qu’on remplit de substances, fabriquées bien sûr en usine. En infligeant ces traitements au sol pour qu’il nous nourrisse, on a rompu avec les lois générales qui président à la vie depuis toujours. On s’est empressé d’oublier la formule de Lavoisier, « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ». La vie s’est organisée selon ce principe qui est plus lisible et compréhensible encore dans l’univers forestier. La forêt pousse et produit ses propres déchets, feuilles mortes et brindilles. Mais à la différence des déchets conventionnels, c’est à partir de ces déchets organiques que la vie va rebondir.

Ce phénomène, reconnu comme fondamental depuis l’Antiquité, donne ce qu’on appelle l’humus. Par une alchimie naturelle apparaît ainsi une matière susceptible de relancer la vie dans toute sa puissance. Le mot humus est très riche de sens. Humus, humanité, humilité, c’est la même chose. On sait depuis longtemps que l’absence d’humus, au-delà du symbolique, dans sa réalité la plus concrète, provoquerait l’arrêt de la vie. Malheureusement, nous sommes les auteurs d’une transgression catastrophique : le paysan comprenait ces processus et les incluait dans sa pratique. L’homme d’aujourd’hui, lui, s’est grisé de ses innovations, au point de se prendre pour un démiurge. C’est profondément inscrit dans la psyché collective, la course vers une modernité prometteuse de puissance et de bien-être. L’homme s’affranchit des lois contraignantes de la nature pour organiser son existence sur la base de son bon vouloir, servi par le progrès des connaissances scientifiques. La transgression se fait petit à petit et nous oublions ce que nous sommes fondamentalement.

Que sommes-nous ? De l’eau ! Chaque personne vivante est composée d’eau. L’humanité, c’est de l’eau. C’est aussi de la matière terrestre, minérale, un rapport singulier à l’air, à la chaleur. On a cru qu’on pouvait ressaisir notre destin et ne pas nous laisser dominer par la nature elle-même. Et c’est ainsi que nous avons exposé les cycles de la nature aux pires dangers. Imaginez que, jour après jour, la terre reçoit des tonnes de poisons chimiques. Elle est un être vivant à part entière. Une analyse biologique le montre : elle est faite de vers de terre, d’insectes, de bactéries qui travaillent. C’est la vie qui se donne à la vie ; ainsi se prolonge la survie de la terre. Quand on viole cette loi, on introduit des corps étrangers à la nocivité redoutable. Ils empoisonnent et font disparaître, par exemple, ces magnifiques laboureurs que sont les vers de terre.

Que se passe-t-il alors ? La nourriture qui pousse sur une terre morte s’exclut du cycle de la vie. Elle garde les apparences du vivant, mais elle perd sa teneur en énergie. Celle que fournissent les substances nobles, mais pas seulement. Il faut avoir conscience que la plante se nourrit du cosmos, de ses forces invisibles et complexes, de cet océan énergétique qui va du rayonnement solaire à la connexion permanente entre la terre et le ciel. Quand on « artificialise » l’ordonnancement naturel, on met les plantes hors circuit. Et quand nous consommons ces plantes carencées, polluées, modifiées dans leur composition cellulaire, elles véhiculent dans notre corps cette substance privée d’énergie. Notre propre organisme est à son tour pollué. Ma pratique de l’agroécologie dans ma ferme de Montchamp, en Ardèche, est simple : avec l’humus naturel, j’amène à la terre une matière vivante qui la vivifie. Je place la plante dans la logique de la vie. L’être humain qui la consomme reçoit ces éléments de continuité. Il ne subit pas le hiatus des interventions artificielles. On touche à la complétude : la terre, la plante, l’être humain. C’est la vraie symphonie de la vie, sans fausses notes.

À la dégradation des aliments s’ajoute un phénomène très grave : la perte de la biodiversité. Nous devons 60 à 70 % de cette richesse à ces chercheurs anonymes que furent les paysans à travers les âges. Ils ont sélectionné les semences, ajouté à notre menu des variétés sauvages domestiquées. Or l’essentiel de ce patrimoine vital a disparu. Je pèse mes mots, on peut parler de crimes contre l’humanité. À côté, on introduit des OGM qui sont à mes yeux des attentats contre la vie humaine. Non seulement on transgresse gravement des principes fondamentaux, mais on met aussi l’humanité en danger en lui confisquant les clés de son autonomie. Je suis péremptoire : il est urgent d’agir. Je ne dis pas pour autant qu’il faut « bouffer bio ». Ce qui m’intéresse est d’amener une beauté dans nos actions, une éthique, une conscience. 

par Éric Fottorino à partir d’un entretien avec Pierre Rabhi

Pierre Vince

 

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