Un garçon dont le destin me semble injuste
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C’est un mois de juillet sans nuages et sans vent. Chaque matin je viens nager sur cette plage de la côte atlantique, sous un soleil assommant. Depuis quelques jours j’ai repéré un garçon qui se tient debout les pieds dans l’eau, des heures durant. Il regarde la mer les bras croisés.
Il ne se baigne jamais.
Un jour, en sortant de l’eau après trente minutes de nage, je le trouve à deux mètres de moi. Ni bonjour ni rien, je lui dis Tu devrais y aller, elle est pas froide. Il me répond qu’il ne sait pas nager. Je me sens un peu con, je lui demande s’il est en vacances. Il s’appelle Cyrille, il est agriculteur laitier en Auvergne, c’est la première fois de sa vie qu’il part en vacances, il n’avait jamais vu la mer.
Il se lève à 6 heures et se couche à minuit, 1 heure, parfois 2 quand il fait le beurre. Et pourtant, depuis cinq ans, il ne peut toujours pas se verser de salaire. Il y a l’emprunt à rembourser, l’aliment pour les vaches à payer, l’essence, l’électricité…
Face à moi, il déroule le fil de sa vie, sans manières, sans plaintes, sans amertume ni colère.
Je suis percuté. Je n’ai plus envie de soleil ni de plage, plus envie de barbecue le soir avec les amis. C’est moi qui suis amer, triste et en colère. Contre qui, je n’en sais rien. Je rentre à Paris et cette histoire m’obsède. Je me répète sans cesse qu’il y a quelque part en Auvergne un garçon dont le destin me semble injuste.
Pourquoi me touche-t-il à ce point ? J’ai pourtant deux amis agriculteurs et un autre ostréiculteur, et ne me considère donc pas comme le Parisien qui découvre tout à coup une réalité qui lui serait jusqu’alors interdite.
J’avais gardé son numéro sur un bout de carton. Je me décide à l’appeler. Ce sont des heures au téléphone, tout l’automne qui suit cette rencontre sur la plage. Il y a quelque chose de poétique dans son quotidien. Cette idée de la vraie vie à la campagne… Aujourd’hui on a ramassé les pommes, pour faire du jus. Ça fait un jus très doux. Ensuite on va faire le cidre… puis le vinaigre… Aujourd’hui on a ramassé les noix, on va les casser pour ne garder que les cerneaux, ça prend dix jours. On les casse à la main une par une. Après on les portera au moulin, c’est un vieux moulin, il a au moins deux cents ans, une énorme roue de granit qui tourne et réduit les noix en pâte. Après on les presse pour faire de l’huile. Ça fait une huile douce.
Parfois j’ai envie de pleurer. Je dois partir le filmer. Tout prendre pour tout partager, je m’emballe, c’est ça, tout partager, montrer Cyrille au monde.
Je rencontre un producteur aussi dingue que moi. Je n’ai rien écrit. Il me dit Oui tu dois partir le filmer, on ne va pas attendre des financements des chaînes de télé, je paye tout.
Merci. Le temps de trouver une caméra, de la trafiquer suffisamment pour en faire un objet à mon goût. Direction l’Auvergne, Clermont-Ferrand, puis Thiers et enfin je m’enfonce dans la campagne profonde pour arriver jusqu’à lui.
Je vais dormir dans une pièce attenante à l’étable, je ne sais pas combien de temps je vais rester. Je sors de la voiture, son père regarde Cyrille et lui dit Lui, je ne l’aime pas. Ça commence bien.
Je fais comme si de rien n’était. J’ai la peau dure. Je sais juste que ça ne va pas être rose.
Dès le lendemain, réveil à 5 heures pour être prêt pour le réveil de Cyrille à 6 heures. Caméra à la main. C’est parti. Cyrille me dit Qu’est-ce que je dois faire ? Je réponds Ne fais rien, tu fais comme si je n’étais pas là, tu vis, tu continues ta vie. Tu vas t’habituer, t’inquiète.
Jour après jour je découvre la réalité. La sienne. Les journées répétitives. Le matin, la traite des vaches, puis nettoyer la salle de traite, ensuite il faut leur donner à manger, puis nettoyer la merde et la pisse, puis les sortir un peu, mais c’est l’hiver il n’y a pas beaucoup d’herbe à brouter. Le soir ça recommence, la traite, le nettoyage… Vers 22 heures, il commence l’écrémage, bidon après bidon, pour enfin terminer par le beurre. Une baratte centenaire qu’il tourne à la main pour faire un beurre bien jaune et bien fort qui s’arrache comme des petits pains le samedi matin au marché. Vendu 3 euros la plaquette de 250 grammes.
Seulement voilà, le courrier s’amoncelle. Les relances, les huissiers. La banque lui propose un redressement judiciaire. Une période d’observation de six mois. Je vais rester plus longtemps que prévu. Je ne peux plus le lâcher. Je suis là avec lui et pour lui. Cyrille, tu n’es plus tout seul. Je dois apprendre à la fermer, chaque fois qu’un huissier débarque je dois me taire, rester à ma place, derrière la caméra. Ne pas lui coller mon poing dans la gueule. Surtout pas.
Le soir sur mon matelas, je vais de plus en plus mal. Je n’ai pas su me protéger, prendre de la distance, faire comme la plupart des réalisateurs de documentaires si peu éloignés d’un cynisme qui transpire dans leurs films. Je voudrais sauver Cyrille et je suis impuissant. Je remets tout en question : ai-je le droit d’être ici ? de filmer tout ça ?
Je continue. Une vache meurt, puis une deuxième. La situation se dégrade de jour en jour. Les mois passent et la liquidation judiciaire nous pend au nez. Pardon, lui pend au nez. Je dois rester à ma place.
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