L’affaire est entendue : Jean-Paul Sartre (1905-1980) est ce philosophe qui s’est toujours trompé. Dès lors, pourquoi se donner la peine de le lire ? Pourquoi risquer de se laisser séduire par ses idées, emporter par son style, et finalement de le trouver profond, novateur, terriblement attachant ? Pourquoi délaisser provisoirement le culte légitimement rendu à Albert Camus ou Raymond Aron, qui, eux, ont su saisir la faillite du bolchevisme et l’horreur du goulag ? Tout simplement parce que Sartre ne s’est pas toujours trompé – comme le rappelle dans ce numéro l’historien Michel Winock – et qu’il est trop commode de l’évacuer par paresse et préjugé. Parce qu’il est trop simple de réduire Sartre à ses erreurs politiques en oubliant qu’il fut le romancier prodigieux de La Nausée, le philosophe de la liberté dans L’Être et le Néant, le dramaturge de Huis clos, des Mouches ou des Séquestrés d’Altona, l’auteur fécond et inspiré d’essais biographiques sur Baudelaire, Genet, le Tintoret et Flaubert, sans compter de multiples préfaces et, in fine, Les Mots, salué hier et aujourd’hui comme un chef-d’œuvre. Écrivain protéiforme et brillant, il rêvait d’être tout à la fois Spinoza et Stendhal. Il était surtout lui, à part, réfractaire à l’establishment, marqué par le protestantisme de son milieu familial, comme le souligne sa biographe Annie Cohen-Solal dans l’entretien qu’elle nous a donné.

Seule comptait pour lui l’exigence d’émancipation.

Dans cette série d’été consacrée à des figures intellectuelles du XXe siècle, le 1 hebdo souhaite présenter et expliquer ce qui les relie à nos préoccupations. Pour le coup, Sartre a encore beaucoup à nous dire. Avec le recul, il est bien l’un des premiers à s’être intéressés aux minorités et à avoir problématisé leur sort et leur destin. Qu’il s’agisse des Noirs américains, des Juifs ou des Palestiniens, ses analyses sont marquées du sceau de l’intelligence et de l’empathie. À nouveau, il sera l’un des premiers grands intellectuels « blancs » à faire front contre le colonialisme, osant prendre fait et cause pour la révolution algérienne, le payant d’un attentat contre son domicile. Seule comptait pour lui l’exigence d’émancipation. Après Hugo, Zola et Malraux, son contemporain, il ne se dérobait pas au devoir d’affirmer ses convictions. C’était le prix de sa liberté. Parfois de ses égarements.

Peu soucieux des honneurs, il refusa avec éclat le prix Nobel de littérature. Comme il avait refusé toute carrière universitaire ou académique. Il lui suffisait d’être la voix de la France pour les opprimés. Le général de Gaulle ne s’y trompait pas, qui lui donnait cérémonieusement du « maître » et s’était opposé à son arrestation en 1960, déclarant : « On n’emprisonne pas Voltaire. » 

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