En quoi diriez-vous que Jean-Paul Sartre est toujours d’actualité, qu’il nous est nécessaire pour comprendre notre époque ?

Sartre a été l’un des premiers à se démarquer de l’ethnocentrisme occidental. En deux mots, il a été un Français issu de l’élite, mais sans l’arrogance de l’élite – un héritier, mais un héritier subversif. Il avait une vingtaine d’années quand il a repéré, en pionnier, des genres alors jugés très mineurs comme la BD et le cinéma ; une trentaine d’années lorsqu’il a compris l’importance de la phénoménologie allemande et du roman américain ; une quarantaine d’années lorsqu’il a célébré la littérature africaine et antillaise. De plus, Sartre était du côté de la société civile, des effervescences sociales et non des partis politiques. Rejetant le prêt-à-penser, il exhortait chacun à l’esprit critique et à la responsabilité. Bien que nous soyons dans un monde très différent, la forme d’engagement que Sartre a toujours prônée est très exactement ce qui nous est nécessaire aujourd’hui pour nous situer dans notre époque. Tout jeune professeur, il disait à ses élèves : « La seule façon d’apprendre, c’est de contester. » Il les invitait à dépasser de manière dialectique la situation de pouvoir. Sartre est du côté de l’irrespect.

Son milieu et sa formation intellectuelle peuvent-ils l’expliquer ?

Il serait malvenu de faire de la sociologie déterministe, surtout dans le cas de Sartre qui appelait à la remise en question des racines, de ce que l’on a « d’inculqué en soi » ! En revanche, on peut se demander pourquoi la pensée de Sartre, qui est de la même promotion que Raymond Aron, Paul Nizan et d’autres, semble si décalée aujourd’hui par rapport à la France. Je crois que c’est parce qu’il n’a pas les mêmes codes. De fait, il n’a fréquenté ni la maternelle ni l’école primaire, puisque c’est son grand-père, Charles Schweitzer, professeur agrégé d’allemand, qui lui a fait la classe. Et l’enseignement protestant qu’il a reçu en héritage joue à plein. Du reste, il n’a jamais voulu faire de carrière universitaire, n’a jamais soutenu de thèse, il est resté professeur de lycée – loin de la chaire au Collège de France qu’obtiendront plus tard Foucault ou Bourdieu. Les distinctions n’intéressaient pas Sartre : en 1964, on le sait, il a refusé le prix Nobel. Au fond, son ambition était dans l’écriture : tout jeune, il voulait à la fois « être Spinoza et Stendhal ».

Et de fait, il a été tour à tour et parfois simultanément romancier, dramaturge, philosophe et essayiste. Quelle est la facette qui, pour vous, a le plus de puissance aujourd’hui ?

Une approche sectorielle me paraît incapable de saisir l’ampleur de l’entreprise sartrienne. Sartre pensait de manière organique. Je dégagerai chez lui trois grandes époques qui s’organisent autour de ses ouvrages philosophiques : L’Être et le Néant en 1943, Cahiers pour une morale en 1947-1948 et Critique de la raison dialectique en 1960. Mais, à partir de ces textes qui proposaient de nouvelles notions, Sartre écrivait aussi pour un public le plus large possible, en offrant une constellation d’œuvres – romans, pièces de théâtre, essais littéraires ou politiques, scénarios de film – qui reprenaient ces notions, mais différemment : tel était son fonctionnement.

« Tout individu est responsable de sa propre vie, et chacun doit la construire comme une œuvre d’art »

Prenez L’Être et le Néant : Sartre y développe la théorie de l’en-soi et du pour-soi, en expliquant par exemple que « le regard de l’autre m’enferme dans quelque chose qui n’est pas moi ». C’est bien cette idée qu’il illustre dans Huis clos avec la fameuse phrase : « L’enfer, c’est les autres. » C’est aussi ce qu’il reprend dans son essai Réflexions sur la question juive : comment se construire contre le regard de l’autre, car pour lui, tout individu est responsable de sa propre vie, et chacun doit la construire comme une œuvre d’art.

Justement, comment s’articule la question de la liberté dans la vie de Sartre ?

Il faut repartir de l’éthique transmise par son éducation protestante. Il y a chez lui la conviction que chaque individu est responsable de sa vie, en dehors de tout système déterminant. Sartre a d’ailleurs longtemps évolué hors des cadres institutionnels, politiques, comme un électron libre, peu soucieux du monde social. C’est seulement à l’âge de 40 ans qu’il s’engage dans sa première dénonciation politique. Cela se passe en 1945, alors qu’il est invité aux États-Unis avec un groupe de journalistes français missionnés par Combat et Le Figaro pour célébrer l’effort de guerre américain. Mais en sillonnant le pays, notamment en voyageant dans les États du Sud, il est horrifié par la situation des Noirs. Alors il transgresse allègrement les consignes de ceux qui l’ont mandaté, pour dénoncer la ségrégation raciale dans ce pays où, comme il l’écrit, « un homme sur dix est privé de ses droits politiques ». C’est aussi cela, la liberté chez Sartre : le fait de se démarquer d’une attente et de refuser les assignations quand la situation l’exige. Sartre est aux antipodes de la culture du secret, de la bienséance et de l’hypocrisie qui, bien souvent, sévissent dans une France de tradition catholique. Sartre est donc celui qui décide de lever le voile parce qu’il refuse les tabous.

Sartre revendique que sa vérité soit changeante, dynamique : c’est une intelligence en mouvement.

De quelle manière peut-on présenter pédagogiquement l’existentialisme ?

Sartre lui-même a commencé par dire : « L’existentialisme, je ne sais pas ce que c’est. Ma philosophie est une austère philosophie de l’existence. » Le mot « existentialisme » a été popularisé par la presse dans l’après-guerre, de manière bien souvent négative. « L’existence précède l’essence », écrit Sartre. Il s’oppose en cela à l’essentialisme qui nous assigne à une nature. « L’existentialisme définit l’homme par son action », écrit-il encore, c’est-à-dire que l’on est ce que l’on fait. Sartre considère que l’on doit être acteur de sa propre vie. C’est une philosophie qui engage l’individu à se construire en respectant sa vérité intérieure. Elle comprend donc une exigence d’authenticité, et cette authenticité doit s’acter dans la construction de sa personnalité – quitte à penser contre ce qu’on a d’inculqué en soi. Pour sa part, Sartre revendique que sa vérité soit changeante, dynamique : c’est une intelligence en mouvement.

Comment expliquez-vous son engagement en faveur du FLN pendant la guerre d’Algérie ?

Par l’urgence d’intervenir. Il s’est toujours tenu informé et il a utilisé son poids symbolique quand il a appris le recours à la torture par l’armée française. Il a plaidé pour l’insoumission et a signé le manifeste des 121, affirmant justifié « d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés ». C’était illégal, mais Sartre a franchi cette ligne pour sauver des vies humaines. Il s’est alors hissé au-dessus des lois, comme il le fera au moment de la création du Tribunal Russell, en 1966, pour dénoncer les crimes de guerre au Viêtnam, en mettant en accusation les États-Unis.

« Il a été l’un des principaux acteurs de la renaissance de la presse »

Il y a chez lui une représentation du monde tel qu’il devrait être. Une urgence à dénoncer des lois qui ne répondent pas à la situation. C’est pour cela qu’il a cofondé le Tribunal Russell et présidé ses deux sessions. L’actuelle crise des migrants l’aurait sans aucun doute incité à créer un autre tribunal. Il s’empressait de mettre son aura, sa légitimité et sa voix au service de ceux qui étaient invisibles ou écrasés.

Son engagement dans la presse est-il un autre signe de cette nécessité d’agir dans l’urgence ?

Précisément. Dans le sillage de la Libération, il a créé Les Temps modernes. À ce moment-là, il a été l’un des principaux acteurs de la renaissance de la presse. Sa revue était une vitrine de ce qui se passait dans le monde. C’était la fin des empires coloniaux, la création de l’État d’Israël, l’arrivée de la guerre froide et la modification des grands rapports de force, mais aussi de l’émancipation des femmes, des homosexuels… En lisant cette revue, notre génération a pu découvrir tous les grands noms qui émergeaient à l’étranger ; elle agissait comme une caisse de résonance de son époque. Plus tard, Sartre a accepté d’assumer la responsabilité politique et juridique de La Cause du peuple, le journal de la Gauche prolétarienne, puis de Libération.

L’Université française semble aujourd’hui embarrassée par Sartre. Comment l’expliquez-vous ?

Je pense que cela vient du fait qu’elle est cloisonnée, à l’inverse de la pensée sartrienne. L’Idiot de la famille, son essai sur Flaubert, est à la fois une étude de psychanalyse, de sociologie, d’histoire… C’est une cathédrale qui a été très peu lue en France, justement en raison de ce cloisonnement de l’Université. Et puis, on manque d’exégètes pour diffuser sa pensée, qui est complexe.

« Aux États-Unis, la pensée de Sartre irrigue énormément de champs universitaires »

Mais il n’y a pas que l’université ! Saviez-vous qu’il y avait jusqu’à récemment une belle statue de Sartre en marche, dans la cour de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu ? Elle a été enlevée.

Quelle est votre analyse de ce malaise ?

Sartre a affronté certains événements historiques graves qui ont marqué la France : la collaboration, la colonisation, la torture et l’insoumission durant la guerre d’Algérie – autant de moments douloureux dans la mémoire collective que le pays a eu du mal à évoquer. Ils ont longtemps été considérés comme impossibles à traiter de notre point de vue – ce sont souvent des chercheurs étrangers qui les ont étudiés –, et ils nous reviennent de manière lancinante, des décennies plus tard, taraudant nos consciences. Je pense que le degré de violence de l’engagement de Sartre contre la collaboration et contre la torture, dans un pays comme la France, l’a rendu impardonnable aux yeux de beaucoup.

Connaît-il le même sort à l’étranger ?

Pas du tout ! Il est très apprécié à l’étranger et en particulier en Allemagne, en Grande-Bretagne… Aux États-Unis, par exemple, la pensée de Sartre irrigue énormément de champs universitaires : humanities, politics, journalism, history, African-American studies… C’est aussi parce que l’institution universitaire américaine ou anglo-saxonne est beaucoup plus poreuse que l’Université française.

Quel livre conseilleriez-vous à quelqu’un qui souhaiterait s’engager dans l’œuvre de Sartre ?

Spontanément, je dirais Les Mots et La Nausée. Puis je recommanderais certains des textes rassemblés dans les premiers volumes des Situations. Notamment ses textes sur les Noirs américains, qui sont toujours d’une grande actualité – par exemple « Retour des États-Unis. Ce que j’ai appris du problème noir ». Ou bien « Orphée noir », sa très belle préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor. Les premiers volumes de Situations sont des recueils de textes puissants, en tant que reportages sur le monde contemporain, et autant d’invitations à la réflexion et à l’engagement. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & PAUL LABORDE

 

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