Quand Herbaud lui avait parlé de moi, il avait aussitôt voulu faire ma connaissance, et maintenant il était très content de pouvoir m’accaparer ; moi, il me semblait à présent que tout le temps que je ne passais pas avec lui était du temps perdu. Pendant les quinze jours que dura l’oral du concours, nous ne nous quittâmes guère que pour dormir. Nous allions à la Sorbonne passer nos épreuves et écouter les leçons de nos camarades. Nous sortions avec les Nizan. Nous prenions des verres au Balzar avec Aron qui faisait son service militaire dans la météorologie, avec Politzer qui était maintenant inscrit au Parti communiste. Le plus souvent nous nous promenions tous les deux seuls. Sur les quais de la Seine, Sartre m’achetait des Pardaillan et des Fantômas qu’il préférait de loin à la Correspondance de Rivière et Fournier ; il m’emmenait le soir voir des films de cow-boys pour lesquels je me passionnais en néophyte car j’étais surtout versée dans le cinéma abstrait et le cinéma d’art. Aux terrasses des cafés, ou en buvant des cocktails au Falstaff pendant des heures, nous causions.

Il trouvait détestable la société telle qu’elle était, mais il ne détestait pas la détester

« Il n’arrête jamais de penser », m’avait dit Herbaud. Cela ne signifiait pas qu’il secrétât à tout bout de champ des formules et des théories : il avait en horreur la cuistrerie. Mais son esprit était toujours en alerte. Il ignorait les torpeurs, les somnolences, les fuites, les esquives, les trêves, la prudence, le respect. Il s’intéressait à tout et ne prenait jamais rien pour accordé. Face à un objet, au lieu de l’escamoter au profit d’un mythe, d’un mot, d’une impression, d’une idée préconçue, il le regardait ; il ne le lâchait pas avant d’en avoir compris les tenants et les aboutissants, les multiples sens. Il ne se demandait pas ce qu’il fallait penser, ce qu’il eût été piquant ou intelligent de penser : seulement ce qu’il pensait.

*

Plus âgé que moi de deux ans – deux ans qu’il avait mis à profit –, ayant pris beaucoup plus tôt un meilleur départ, il en savait plus long, sur tout : mais la véritable supériorité qu’il se reconnaissait, et qui me sautait aux yeux, c’était la passion tranquille et forcenée qui le jetait vers ses livres à venir. Autrefois, je méprisais les enfants qui mettaient moins d’ardeur que moi à jouer au croquet ou à étudier : voilà que je rencontrais quelqu’un aux yeux de qui mes frénésies paraissaient timides. Et en effet, si je me comparais à lui, quelle tiédeur dans mes fièvres ! Je m’étais crue exceptionnelle parce que je ne concevais pas de vivre sans écrire : il ne vivait que pour écrire.

Il ne comptait pas, certes, mener une existence d’homme de cabinet ; il détestait les routines et les hiérarchies, les carrières, les foyers, les droits et les devoirs, tout le sérieux de la vie. Il se résignait mal à l’idée d’avoir un métier, des collègues, des supérieurs, des règles à observer et à imposer ; il ne deviendrait jamais un père de famille, ni même un homme marié. Avec le romantisme de l’époque et de ses vingt-trois ans, il rêvait à de grands voyages : à Constantinople, il fraterniserait avec les débardeurs ; il se soûlerait, dans les bas-fonds, avec les souteneurs ; il ferait le tour du globe et ni les parias des Indes, ni les popes du mont Athos, ni les pêcheurs de Terre-Neuve n’auraient de secrets pour lui. Il ne s’enracinerait nulle part, il ne s’encombrerait d’aucune possession : non pour se garder vainement disponible, mais afin de témoigner de tout. Toutes ses expériences devaient profiter à son œuvre et il écartait catégoriquement celles qui auraient pu la dominer.

Il savait ce qu’il voulait faire et il avait la vie devant lui

Là-dessus nous discutâmes ferme. J’admirais, en théorie du moins, les grands dérèglements, les vies dangereuses, les hommes perdus, les excès d’alcool, de drogue, de passion. Sartre soutenait que, quand on a quelque chose à dire, tout gaspillage est criminel. L’œuvre d’art, l’œuvre littéraire était à ses yeux une fin absolue ; elle portait en soi sa raison d’être, celle de son créateur, et peut-être même – il ne le disait pas, mais je le soupçonnais d’en être persuadé – celle de l’univers entier. Les contestations métaphysiques lui faisaient hausser les épaules. Il s’intéressait aux questions politiques et sociales, il avait de la sympathie pour la position de Nizan ; mais son affaire à lui, c’était d’écrire, le reste ne venait qu’après. D’ailleurs il était alors beaucoup plus anarchiste que révolutionnaire ; il trouvait détestable la société telle qu’elle était, mais il ne détestait pas la détester ; ce qu’il appelait son « esthétique d’opposition » s’accommodait fort bien de l’existence d’imbéciles et de salauds, et même l’exigeait : s’il n’y avait rien eu à abattre, à combattre, la littérature n’eût pas été grand-chose.

*

Il savait ce qu’il voulait faire et il avait la vie devant lui : il finirait bien par le faire. Je n’en doutais pas un instant : sa santé, sa bonne humeur suppléaient à toutes les preuves. Manifestement sa certitude recouvrait une résolution si radicale qu’un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, elle porterait des fruits.

C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. 

Mémoires d’une jeune fille rangée

© Éditions Gallimard, 1958

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