Quel regard portait votre génération sur Jean-Paul Sartre quand vous l’avez lu pour la première fois ?

À l’époque où je l’ai découvert, il n’exerçait plus aucun impérialisme culturel. Sartre était considéré au début des années 1970 avec une certaine condescendance. La modernité avait déménagé de sa revue Les Temps modernes vers Foucault et les structuralistes, qui étaient les maîtres à penser de ma génération et plus précisément des blancs-becs des classes préparatoires. Sartre n’était plus un père, plutôt un grand-père sur son rocking-chair !

Je n’ai donc pas eu à subir l’impérialisme de sa pensée ni même à m’en défaire. Au contraire, j’avais envie de le protéger contre cette arrogance et je l’ai aimé parce qu’il m’a permis d’accéder à la philosophie, à laquelle je restais très extérieur avant de le lire.

« Il enquêtait sur l’existence un peu à la manière d’un romancier. C’est le miracle de la phénoménologie ! »

J’ai commencé à me sentir impliqué quand j’ai senti qu’il enquêtait sur l’existence un peu à la manière d’un romancier. C’est le miracle de la phénoménologie ! Chez lui, les mots désignent ce dont les hommes se sont toujours souciés sans imaginer que ces mots puissent prendre rang de catégories dans un discours spéculatif. Dans L’Être et le Néant, j’ai admiré son analyse de la mauvaise foi, de l’angoisse, de la honte, de la caresse.

Quelle notion vous a le plus enthousiasmé ?

Ce qui m’a d’abord attaché à Sartre, c’est l’idée de la liberté. Non pas une idée grisante, non pas l’opposition un peu canonique entre liberté et nécessité, mais la liberté comme néant. Par rapport à ce qu’on a été, dit Sartre, on est toujours la même chose : rien. On ne peut pas, autrement dit, se reposer sur ce qu’on a fait ou sur son caractère pour être sûr d’assumer les tâches d’aujourd’hui et de demain. J’aime ce lien qu’il noue entre liberté et angoisse : j’y reconnais quelque chose de personnel. Et j’aime la philosophie quand elle me permet de mieux formuler ce que je vis.

« J’aime ce lien qu’il noue entre liberté et angoisse : j’y reconnais quelque chose de personnel »

Cette liberté, éprouvée dans l’angoisse, c’est justement ma manière d’être auteur. Quand on me renvoie l’image de l’écrivain, j’ai toujours envie de dire : « Vous vous trompez d’adresse. Je n’en sais rien. Chaque livre est le premier livre ; je dirais même que chaque ligne est la première ligne. »

J’ai lu aussi avec avidité L’Idiot de la famille lorsque ce livre est sorti en 1972. On oubliait alors un peu Sartre, mais j’ai été personnellement heureux de lire ces deux mille pages. Je les lisais sur la plage et cet ouvrage, déjà massif, s’épaississait au fil de la lecture de grains de sable dont je n’arrivais pas à me défaire. Ce livre dont le propos est de tout dire sur Flaubert ne m’a rien appris sur Flaubert, mais il est parsemé d’analyses, de descriptions, de digressions admirables.

Laquelle vous viendrait à l’esprit aujourd’hui ?

Je pense notamment à ce que Sartre écrit sur l’amour : « Les mots font des ravages quand ils viennent à nommer ce qui était vécu sans nomination. » Il donne comme exemple cette phrase du comte Mosca parlant de Fabrice et de la Sanseverina, dans La Chartreuse de Parme : « Si le mot d’amour vient à être prononcé entre eux, je suis perdu. » Perdu parce que le mot « amour » est un serment et ce serment change tout : l’amour devient la fin, et l’émotion et le désir deviennent des moyens de le maintenir à l’être, c’est-à-dire de rester fidèle au serment. On nourrira donc le vampire, dit Sartre, on s’abîmera dans cette tâche infinie jusqu’à la fin dernière, la fidélité à soi. Cela ne dit pas tout de l’amour, cela ne dit pas tout du serment, bien sûr, mais c’est très éclairant, très intelligent et on a envie de penser avec ça.

Je reste débiteur de Sartre pour ces descriptions alors que la philosophie de la Critique de la Raison dialectique m’est tout à fait étrangère puisqu’elle aboutit à une légitimation de la Terreur. Le Sartre politique et le Sartre philosophe politique, je n’y ai jamais adhéré.

Vous n’évoquez pas Heidegger. Sartre n’a-t-il pas été l’un des principaux introducteurs en France de sa philosophie ?

Je ne crois pas que Sartre soit un philosophe heideggerien. Peut-être a-t-il joué un rôle parce qu’avec lui Heidegger et Husserl sont entrés dans le champ de la pensée en France. Mais ma lecture de Heidegger – une réflexion sur la modernité et sur l’âge de la technique – ne doit rien à Sartre. Je crois même que l’angoisse selon Heidegger et l’angoisse selon Sartre sont deux choses tout à fait différentes.

La lecture de L’Être et le Néant reste-t-elle toujours d’actualité ?

Je ne sais pas, mais L’Être et le Néant a le mérite de ne pas être un livre d’actualité. Normalement, il ne devrait pas être démodé. Des extraits bien choisis à l’université comme dans les classes préparatoires peuvent donner le goût de la philosophie. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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