La lecture des romans de Sartre, effectuée à l’adolescence, fut une expérience marquante s’il en est. Ils donnaient corps et forme à la révolte naissante contre les conventions sociales vides de sens, qui nous sont imposées sans qu’on les ait choisies ni qu’on sache pourquoi. Surtout, ils étaient une invite à assumer les choix qu’on ferait en pleine conscience et connaissance de cause. Aussi illusoire que puisse sembler, avec le recul, la liberté absolue de la conscience, dont Sartre faisait le fondement de ces choix, la lecture de cette œuvre avait un effet qu’on dirait aujourd’hui d’empowerment. Nous invitant à forger notre capacité d’agir, il nous rappelait qu’elle était aussi une responsabilité envers le monde, que chaque choix avait des conséquences. L’absence de choix, à l’inverse, nous livrait à l’arbitraire et à l’absurde d’une existence dénuée de sens.

Sartre appartient à une génération qui a questionné l’autorité du romancier à écrire d’un point de vue omniscient. 

Disqualifier ces romans comme on l’a fait depuis en leur épinglant l’étiquette de « littérature engagée », pis de « romans à thèse », ne restitue pas l’extraordinaire impact de cette œuvre non seulement en France mais dans le monde, ni comment elle a donné des outils à plusieurs générations intellectuelles pour exprimer leur révolte contre toutes les formes d’oppression, ainsi que leur droit à la liberté.

Sartre appartient à une génération qui a questionné l’autorité du romancier à écrire d’un point de vue omniscient. Il est l’un des principaux passeurs dans notre littérature du courant de conscience, inspiré des modèles anglo-américains introduits en France dans les années 1930 – James Joyce, William Faulkner, puis Virginia Woolf. Ce courant apportait une réponse à la question du point de vue en l’incorporant à l’univers romanesque par diverses techniques : récit rétrospectif, journal intime, monologue intérieur d’un narrateur intradiégétique [qui se trouve immergé dans le récit, et non en surplomb], ou encore changement de focalisation d’un personnage à un autre. L’exploration de la subjectivité par de nouvelles recherches formelles caractérise, après André Gide, la génération post-surréaliste, notamment Raymond Queneau, Michel Leiris, Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Nathalie Sarraute. Dans son premier roman, La Nausée (1938), Sartre adopte un procédé original : celui d’une conscience opaque où s’impriment toutes les impressions extérieures sans qu’elles prennent sens. De là naît le sentiment de l’absurde. L’antihéros de La Nausée, Roquentin, fait l’expérience de la contingence et de l’absurdité de la condition humaine, expérience nauséeuse du monde environnant, qu’il consigne dans son journal.

Sartre tire des leçons, pour l’écriture romanesque, de l’approche phénoménologique également introduite à cette époque en France depuis l’Allemagne. 

Sartre théorise sa pratique dans ses critiques littéraires. Son éreintement, en 1939, du romancier catholique et académicien François Mauriac est resté célèbre dans les annales de l’histoire littéraire : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus. » Sartre applique dans cette critique la théorie de la relativité d’Einstein à l’univers romanesque pour décréter caduque la technique du narrateur omnipotent et omniscient et, avec elle, la forme du roman réaliste du xixe siècle. Cette relativisation du point de vue du narrateur pose la question de la vérité romanesque. Considérer comme seul point de vue plausible sur le monde celui d’un personnage situé dans le monde introduit une forme de relativisme. La subjectivité des personnages donne désormais le ton, la temporalité et la perspective du roman.

L’innovation formelle ne se borne pas au point de vue. Sartre tire des leçons, pour l’écriture romanesque, de l’approche phénoménologique également introduite à cette époque en France depuis l’Allemagne. La Nausée, qu’il avait initialement intitulé Melancholia, propose une véritable phénoménologie de la perception. La contingence de l’existence est source d’un sentiment de dégoût qui déforme la perception qu’a Roquentin du monde environnant. « Je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, j’avais envie de vomir. » Or cette perception n’est pas le simple effet d’une cause extérieure. Il ne s’agit pas de la réaction à des stimuli, comme le veut le béhaviorisme, approche qui s’impose à l’époque en psychologie scientifique. Sartre, qui écrit au même moment un petit livre sur les émotions, critique le béhaviorisme à partir de la phénoménologie de Husserl et de sa notion d’intentionnalité. C’est la conscience qui projette sur l’environnement le sens qu’elle donne aux phénomènes. Les émotions ne sont pas plus une réaction causale : on pleure non pas parce qu’on ne peut rien dire mais pour ne rien dire.

L’adoption d’un point de vue subjectif modifie le temps et l’espace romanesques, et a également des effets sur la forme et le style, ainsi que sur le temps de la narration : la première personne remplace la troisième, le passé composé le passé simple. La Grande Guerre, la crise de 1929, la montée du nazisme apparaissent à travers le vécu des personnages. C’est à juste titre que des critiques ont décelé dans La Nausée les prémices de la révolution formelle opérée par le nouveau roman. Empruntant des procédés aux romanciers américains (Hemingway, Faulkner, Dos Passos), la composition et l’intrigue tournent le genre du roman d’aventures en dérision.

« Si l’œuvre ne doit pas être l’acte d’une liberté qui veut se faire reconnaître par d’autres libertés, elle n’est qu’un infâme bavardage. »

Après la Deuxième Guerre mondiale, la réflexion littéraire sur la condition humaine prend une tournure humaniste. Sartre, qui passait pour un nihiliste, s’y rallie dans sa conférence de 1945 « L’existentialisme est un humanisme ». Il théorise alors sa conception de l’engagement, née de l’expérience de l’Occupation. Sous le titre « La littérature, cette liberté ! », il a fait paraître anonymement, dans Les Lettres françaises clandestines, un article où il développe pour la première fois l’idée selon laquelle la littérature est un acte de communication, qui requiert la liberté du lecteur. Sous ce rapport, l’art de la prose ne peut s’accommoder de tous les régimes mais doit être solidaire du régime démocratique, le seul où elle garde son sens selon lui : « Ainsi la littérature n’est pas un chant innocent et facile, qui s’accommoderait de tous les régimes ; mais elle pose elle-même la question politique : écrire, c’est réclamer la liberté pour tous les hommes ; si l’œuvre ne doit pas être l’acte d’une liberté qui veut se faire reconnaître par d’autres libertés, elle n’est qu’un infâme bavardage. »

Écrire engage, se taire également

Comme il l’explique dans plusieurs textes publiés à la Libération, écrire engage et se taire également. Il rend Flaubert et – de manière posthume – Baudelaire responsables de la répression qui a suivi la Commune de Paris en 1871 parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Pour Sartre, écrire est un acte. Fondée sur une définition de la responsabilité arrimée à sa philosophie de la liberté, la conception de la « littérature engagée » qu’il développe lui permet, face aux communistes qui entendent embrigader la littérature et la soumettre à la méthode réaliste socialiste, de réaffirmer l’autonomie de l’écrivain à l’égard du monde politique sans tomber dans le paradigme de l’irresponsabilité.

Si l’écrivain a un devoir politique, Sartre prend toutefois soin de distinguer la responsabilité de l’écrivain de celle de l’homme politique. Dans Qu’est-ce que la littérature ? il donne l’exemple de Richard Wright qui, parce qu’il a écrit à la fois pour les Blancs et pour les Noirs, n’est tombé ni dans la satire ni dans les lamentations prophétiques, mais a transformé la déchirure en œuvre d’art. C’est par le travail de dévoilement du monde, d’objectivation, que l’écrivain doit placer chacun face à ses responsabilités : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent », écrit-il. 

Ainsi, alors que la littérature engagée d’un Aragon ou d’un Malraux était empreinte de lyrisme révolutionnaire, la littérature existentialiste produit un effet d’objectivité en incorporant la vision du monde subjective du narrateur à l’univers fictionnel. Dans le cycle des Chemins de la liberté qu’il publie après la guerre, il évolue du constat nauséeux de la contingence et de l’absurde à un renversement de cette contingence comme principe de liberté de la conscience, qui doit matérialiser des choix. On suit d’abord, dans L’Âge de raison, l’histoire de Mathieu, professeur de philosophie blasé, incapable de prendre des décisions et de s’engager dans la vie, alors que son amie Marcelle, enceinte de lui, choisit de garder l’enfant plutôt que d’avorter, en épousant un ami homosexuel. Dans Le Sursis, Sartre combine la technique unanimiste de Jules Romains et celle du collage de Dos Passos pour retracer, sous la forme d’une chronique simultanéiste, les destins parallèles de près de deux cents individus confrontés, au moment des accords de Munich, à l’incertitude de l’avenir face à la menace d’une guerre. La politique fait irruption dans leur vie et les obligera bientôt à faire des choix qui prendront forme après la défaite de 1940, arrière-plan du troisième volume, La Mort dans l’âme. Ces choix engagent la conscience dans le cadre d’une réalité historique, sociale et intellectuelle particulière, entre mauvaise foi (le collaborateur qui se ment à lui-même en acceptant la défaite comme un fait) et responsabilité (née de la liberté de dire non à l’état de fait que crée la défaite).

Fustigé dès 1946 par les communistes pour son subjectivisme, son nihilisme et son pessimisme, l’existentialisme sartrien fut aussi attaqué à partir de la fin des années 1940 par la nouvelle droite des « Hussards ».

Sartre n’a pu aller au bout du quatrième volume prévu. C’est le théâtre qui lui offre la forme pour mettre en scène les dilemmes qu’entraînent les choix, dans le cadre de sa conception d’une littérature engagée dans une voie plus nettement idéologique (Les Mains sales, 1948 ; Nékrassov, 1955). Il ne reviendra pas au roman, mais consacrera un splendide récit tout en ironie et en autodérision à la naissance de sa vocation d’écrivain, Les Mots (1964).

Fustigé dès 1946 par les communistes pour son subjectivisme, son nihilisme et son pessimisme, l’existentialisme sartrien fut aussi attaqué à partir de la fin des années 1940 par la nouvelle droite des « Hussards », qui lui reprochait son moralisme et son caractère didactique. Mais la littérature que proposent ces deux courants n’est pas une concurrence de poids pour l’existentialisme sur le plan littéraire, tous deux défendant des formes très classiques et condamnant la modernité.

Du Groupe 47 dans l’Allemagne défaite d’après-guerre, qui réunit notamment Günter Grass et Heinrich Böll, aux écrivains arabes tels que Souheil Idriss, importateur, avec son épouse Aïda, de l’existentialisme au Liban, et Lotfi Al-Khouli qui l’introduit, avec sa compagne Lilian, en Égypte, et jusqu’à la deuxième génération d’écrivains israéliens, Amos Oz et A.B. Yehoshua, Sartre soutient l’éclosion des consciences littéraires rebelles et favorise leur visibilité dans l’espace public grâce, entre autres, à des préfaces remarquées. Et il a aussi encouragé Simone de Beauvoir, d’abord à écrire des romans qui décrivent la condition féminine, puis à théoriser cette condition dans Le Deuxième Sexe (1949). Décriée, fustigée par ses adversaires, l’œuvre littéraire de Sartre garde aujourd’hui toute son actualité et son potentiel subversif. Si certains de ceux qu’elle a marqués, à l’instar de Mario Varga Llosa, la réévaluent aujourd’hui au profit de celle de Camus, elle gagne néanmoins à être relue pour faire face aux incertitudes du présent. 

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