Le cours de Roland Barthes, c’est le dimanche matin, comme la messe. Tous les gens nocturnes, les déséquilibrés, les riches, les pauvres y vont. Il y a les mecs du Palace, cette boîte de nuit légendaire. On y danse toute la nuit. C’est l’époque de Saturday Night, Saturday Night. On se dandine. On crie d’une voix aiguë : Saturday Night. À neuf heures du matin, il y a encore des gens sur la piste qui dansent sans musique. Je leur dis : « Qu’est-ce que tu fais ? »

Ils répondent : « J’attends le cours de Roland Barthes. »

Et là, ils vont tous vers le cours de Roland Barthes. Une procession de 1 300 personnes, on se croirait chez Mick Jagger. La queue jusqu’au boulevard Saint-Michel. Julia Kristeva avec des lunettes étonnantes. Moi, j’arrive, je rentre dans le Collège de France. Je marche. Il y a des corps étendus. Des beatniks, des hippies. Je m’assois : je suis au cours de Roland Barthes ! Il est là, costume en tweed et chaussures en daim. […]

« Fabrice, donnez-moi le droit de ne pas avoir d’opinion… »

En une heure et demie, je ne comprends pas tout mais j’entends des phrases magnifiques dont la plus belle m’a anéanti : « Le classement, le classement, le pouvoir classer, la possibilité de classer est une activité fortement socialisante. » Je sens le grain de sa voix, lui qui a écrit comme Paul Valéry sur la beauté de la voix. Le cours est terminé. Je m’approche. J’essaye de lui parler. Il y a une queue énorme. Tous les plus grands psychiatres de Paris. On se croirait à Vienne. Il ne manque que Sigmund Freud. On attend trente minutes, trente-cinq minutes. Je m’approche du bureau. Je suis à un mètre du bureau, de la chaire de Roland Barthes :

– Monsieur Roland Barthes…

– Oui ?

– Vous avez dit du bien de Perceval le Gallois

– Oui, je crois que l’époque n’a pas bien saisi le raffinement de ce film.

Je lui fais un geste pour dire que j’étais l’acteur…

– Vous êtes Perceval ?

– Oui, je suis Perceval.

Et là, il me dit :

– J’aimerais beaucoup parler avec vous. Quel est votre rapport au téléphone ?

Trente ans plus tard, dans une émission vulgaire, il y a une Miss France qui m’a donné en direct son numéro de téléphone. Tous les mecs en moto me disaient : « T’as son téléphone, tu vas la niquer ! »

Et là, je me suis souvenu de Roland Barthes qui se préoccupait de mon rapport au téléphone.

Si j’avais été cabot, j’aurais répondu : « Ambigu, Roland ! »

Mais j’ai répondu : « Normal, monsieur Barthes, hypernormal. »

Il prend un crayon, puis un papier. Il note sur la page son numéro de téléphone. Tout le Collège de France murmure : « Il a le téléphone de Roland Barthes. » Le papier arrive à ma main. Je le mets dans ma poche : « J’ai le téléphone de Roland Barthes ! » Je n’ai jamais éprouvé une sensation comme ça. Je ne l’éprouverai plus jamais. Depuis, j’ai monté les marches à Cannes, j’ai fait soixante-quinze films, tout ça n’est rien. J’ai passé un mois et demi avec Alain Delon, c’est peu à côté du téléphone de Roland Barthes. Je quitte le Collège de France d’un pas conquérant. Un je-ne-sais-quoi de satisfait, de supérieur m’accompagne.

Trois semaines plus tard exactement. Le jour, l’heure, la minute à laquelle il m’a dit d’appeler, j’appelle. Il me répond : « Je vous attends. » Je me précipite rue Servandoni, elle n’a pas bougé de place, elle part toujours de la place Saint-Sulpice et elle va toujours au jardin du Luxembourg. Je traverse la rue, je suis fébrile, la concierge me laisse rentrer. Je rentre, je monte les trois étages. Je frappe. La porte s’ouvre : Roland Barthes ! Roland Barthes !

« J’ai le téléphone de Roland Barthes ! »

Roland Barthes ! Pour comprendre, imaginez Arlette Laguiller face à Léon Trotski, ou Louis Jouvet devant Molière.

J’entre. Quelques bougies parfumées. Appartement d’un austère universitaire qui n’est pas compromis par le capital. […] Je m’assois sur une chaise. Je lui demande ce qu’il pense de la psychanalyse, du structuralisme, du matérialisme. Je lui demande ce qu’il pense de Guy Debord. Je l’accable de questions. À un moment, il me répond : « Fabrice, donnez-moi le droit de ne pas avoir d’opinion… » Et là je fais un truc très étrange. Je lui dis : « Vous savez ce qu’il y a de génial chez vous, Roland ? » (Quel épisode de langage incroyable que de dire « Roland » à Roland Barthes) :

– Vous savez ce qu’il y a de génial chez vous, Roland ?

– Non.

– Levez-vous !

Il se lève. Je l’emmène dans l’entrée de son appartement. J’y avais repéré un portemanteau avec une veste et deux imperméables. Et sur cette veste avec les imperméables : un assez gros béret. Un béret qui m’a halluciné. Je me suis dit : « Pourquoi cet homme, ce grand raffiné a un béret, un béret de cette taille ? » Et là, au lieu d’être simple, je lui fais un truc délirant et je lui dis :

– Ça, Roland, ça monsieur Barthes, ça : ça fait sens !

Et là, il me répond :

– Quel sens ça fait ?

Et je lui dis :

– C’est dichotomique avec vous qui êtes le plus grand spécialiste de Proust, l’homme du Palace, de la mode. Quel signifiant pour ce béret ?

Il me répond :

– Mais, Fabrice, je suis basque. 

Comédie française, ça a débuté comme ça…© Flammarion, 2016

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !