Retenons d’abord, chez Roland Barthes (1915-1980), la singularité de sa position au sein de l’intelligentsia de son époque. Dans un monde alors si polarisé politiquement, cet esthète se joue des frontières. « Barthes est dans une oscillation constante entre le pour et le contre, le positif et le négatif », relève l’éditeur de ses œuvres complètes, Éric Marty, dans l’entretien qu’il donne au 1 hebdo. On le croit sociologue, il se présente comme sémiologue. On l’imagine linguiste, il se pose en fondateur de la nouvelle critique littéraire. On le catalogue comme un théoricien, il se nourrit prioritairement de musique et des grands auteurs. Atypique, son parcours universitaire s’achève en grande pompe au Collège de France, où il officie drapé de gloire et nanti d’un magistère qu’on ne peut plus ni imaginer ni comprendre.

Dépouillé de son catéchisme, il sculpte à légers coups de burin son trône à l’écart, acceptant de dire quand il le faut : « Je ne sais pas. »

C’est l’heure des grands maîtres à penser. Après les années Sartre, Camus et Aron, la classe étudiante rend un culte à Foucault, Althusser et Bourdieu. Que peut bien faire Barthes dans cet équipage ? Il dénote. Trop fin, trop subtil. Ce marxiste a depuis longtemps jeté le Manifeste et le Capital aux orties ! Dépouillé de son catéchisme, il sculpte à légers coups de burin son trône à l’écart, acceptant de dire quand il le faut : « Je ne sais pas. » Mais aussi : « J’affirme. »

Roland Barthes tend à ses lecteurs le miroir grossissant des ressorts cachés de la société de consommation en train de naître.

Retenons une ou deux dates. En 1953, il publie Le Degré zéro de l’écriture et règle son compte à la littérature compassée qui n’ose pas briser les moules de la convention. Une étude ? Un essai ? Un pamphlet ? Peu importe : dans ce premier livre, Barthes tranche de ce que doit être un roman aujourd’hui. Autant dire, dans un pays toqué de littérature, qu’il devient sans le vouloir un arbitre des élégances. En 1957, dans Mythologies, il s’attache à analyser le sens profond d’objets produits par l’industrie triomphante (comme la Citroën DS), d’événements populaires majeurs (comme le Tour de France), de nouvelles célébrités (aujourd’hui passées de mode…), etc. Ce recueil de textes millimétrés résonne comme un coup de cymbales dans la nuit. Il devient le bréviaire d’une génération qui sent confusément sa force de dévoilement. Avec le style précieux de Marcel Proust et la rage d’expression du poète Francis Ponge, Roland Barthes tend à ses lecteurs le miroir grossissant des ressorts cachés de la société de consommation en train de naître.

Il aurait pu en rester là. Mais une autre tentation le tenaille : la littérature. Cet ami de Philippe Sollers, d’Alain Robbe-Grillet et de Michel Butor rêve d’un au-delà des livres universitaires afin d’atteindre la case sacrée du roman, de l’écrit intime. On le sent à deux doigts de franchir le gué, n’osant pas vraiment, sans comprendre qu’il est déjà dans la place. Les pages qui suivent donnent quelques clés pour accéder à l’œuvre de cet « enragé du langage », selon la formule de l’éditeur Maurice Nadeau. 

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