Secret et mystérieux, Guy Debord (1931-1994) est l’une de ces figures intellectuelles qui ont méthodiquement fui les projecteurs et les honneurs. À peine majeur, il emprunte déjà – en amoureux des marges – des chemins de traverse. Sur les vestiges du mouvement surréaliste, il participe à l’aventure radicale du lettrisme puis fonde, avec des camarades, l’Internationale situationniste. Ultraminoritaires, ces groupuscules agissent comme des ferments dans la société française tout au long des années 1950 et 1960.

À force de ne rêver que mise à bas du système, il parvient à en infuser l’idée dans la jeunesse bouillonnante de l’après-guerre. 

Voilà la première réussite de ce révolutionnaire impénitent. À force de ne rêver que mise à bas du système, il parvient à en infuser l’idée dans la jeunesse bouillonnante de l’après-guerre. Quand la révolte de Mai 68 éclate, il n’hésite pas à s’en revendiquer l’artificier en chef. N’est-il pas l’un des inventeurs de ces slogans qui claquent sur les murs de Paris ? Cela fait bien quinze ans qu’il a tagué rue de Seine son premier mot d’ordre : « Ne travaillez jamais. »

Mais cet agitateur n’est pas que cela. C’est aussi un penseur qui réactualise magistralement la philosophie de Marx. Dans l’entretien qu’il nous accorde, le spécialiste de l’histoire des idées Vincent Kaufmann montre comment Debord s’empare, entre autres, de la notion de fétichisme de la marchandise pour la transformer en fétichisme de la consommation dans La Société du spectacle, essai publié en 1967. Selon lui, le prolétaire, devenu la proie fascinée des marchands, est la victime d’un monde de fausses représentations : « Les images existantes ne prouvent que les mensonges existants », assure-t-il. Les acteurs politiques et sociaux de jadis ne sont plus que de pâles spectateurs éblouis et entravés. Peut-être inaptes à la révolution.

Loin de la société du spectacle qu’il méprise, il écrit et réalise des films atypiques.

L’écho de ses thèses dans le milieu étudiant le renforce dans son refus de frayer avec l’intelligentsia. Debord commence alors, comme le raconte Louis Chevaillier dans ce numéro, à sculpter sa légende de rebelle, aspirant à devenir un ennemi public. À la lumière, il préfère l’ombre. On ne le verra ni poser pour les photographes ni accorder d’entretiens aux médias, persuadé que ce retrait est la seule posture viable dans un univers de récupération permanente. Loin de la société du spectacle qu’il méprise, il écrit et réalise des films atypiques. Le grand style n’effraie pas ce lecteur de Bossuet, ni la préciosité : il titre ainsi l’un de ses livres In girum imus nocte et consumimur igni. Ce qui signifie : Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu. Un titre en forme de constat désespéré qui annonce son suicide, arme à la main, à l’âge de 62 ans.

Ultime paradoxe pour ce réfractaire : la Bibliothèque nationale de France préemptera, après sa disparition, l’ensemble de ses archives qualifiées dans le Journal officiel de « trésor national ». 

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