Quelle définition donneriez-vous de la « société du spectacle », cette notion qui est probablement au centre de l’œuvre de Debord ?

Le concept de société du spectacle peut se définir comme une synthèse de trois notions centrales dans la tradition marxiste. La première, c’est l’idéologie, c’est-à-dire l’ensemble des représentations et des discours mis en œuvre par la bourgeoisie pour asseoir sa domination. La deuxième : le fétichisme de la marchandise, qui est le terme retenu par Marx pour décrire une sorte de religion de la marchandise, et qui devient chez Debord une religion de la consommation. La troisième notion, c’est l’aliénation, à laquelle le marxisme donne un sens presque juridique : le fait que le producteur, le prolétaire, est privé des moyens de production ; il produit sans avoir la maîtrise des moyens de production.

Debord s’efforce de faire une synthèse de ces trois notions. Ce qui veut dire, entre autres, qu’il va tirer la notion d’aliénation vers un sens plus médical. Pour lui, dans une société de consommation, nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes tous aliénés, nous jouons un rôle de consommateur au lieu de vivre une vie authentique et satisfaisante.

Dans quel contexte et à partir de quand réfléchit-il à la société du spectacle ?

Il y réfléchit dès le début des années 1960, alors qu’il perçoit que les schémas marxistes classiques de lutte des classes, de domination du prolétariat par la bourgeoisie, commencent à perdre de leur crédibilité. On peut dire que le concept de société du spectacle prend acte du fait que ce n’est plus la bourgeoisie qui domine le prolétariat, mais la petite bourgeoisie consumériste qui organise sa propre soumission à la loi de la marchandise. Guy Debord saisit l’émergence de la société de consommation et essaie d’adapter un discours fondamentalement marxiste à cette nouvelle donne.

Pensez-vous que ses analyses restent actuelles ?

Oui. Il est difficile de nier l’existence de la société de consommation, même si nous ne sommes plus des consommateurs aussi euphoriques que dans les années 1960. La donne n’a pas fondamentalement changé. Par contre – et c’est là une hypothèse qu’on ne trouve pas chez Debord, disparu trop tôt –, je crois que le spectacle s’est autonomisé. Il n’est plus besoin de penser, comme Debord le fait encore bien au-delà de sa période marxiste, par exemple dans les Commentaires sur la société du spectacle, que des gens tirent les ficelles, organisent le spectacle et la domination. 

Dans son optique, son concept de « dérive » est-il un moyen de contrecarrer la société spectaculaire ?

Tout à fait. La dérive, que les lettristes ont pratiquée, suivis par les situationnistes, est liée à une problématique qui les a beaucoup intéressés à l’époque : celle d’un urbanisme « unitaire », révolutionnaire. C’est l’idée qu’il est possible de reconquérir l’espace urbain occupé – au sens presque militaire du terme – par la société spectaculaire marchande. Avec la dérive, on peut se réapproprier la ville, les grandes métropoles – Paris, Amsterdam… – pour y vivre de façon plus inventive qu’on ne le fait en général. La dérive suppose qu’on se promène sans but dans des villes, à la seule fin d’y percevoir des ambiances spécifiques et neuves.

Quelle serait la différence entre dérive et flânerie ?

La principale différence avec la flânerie surréaliste décrite dans des livres comme Nadja de Breton ou Le Paysan de Paris d’Aragon, c’est qu’il n’y a pas eu de livres, de témoignages, de mise en scène des dériveurs. Il y a une pratique théorisée dans certains numéros de l’Internationale situationniste, mais on n’en saura pas plus. Et il faut bien comprendre que ce « on n’en saura pas plus » est caractéristique de l’itinéraire et de l’action de Debord.

« Il brosse son éloge avec insolence, dans un défi permanent. Ces textes possèdent une incroyable qualité littéraire »

Plus tard, lorsqu’il raconte sa vie dans Panégyrique, il écrit après quelques pages qu’il faudra en rester là : il ne nous en dira que ce qu’il voudra bien nous dire, et du reste on ne saura rien. C’est encore le cas trente ans après. Même si ses archives et sa correspondance sont devenues publiques, on ne sait toujours pas grand-chose de sa vie quotidienne au moment de l’Internationale lettriste, de l’Internationale situationniste, et a fortiori des périodes suivantes…

Ce mystère voulu n’a-t-il pas fini par contribuer à son aura, à une espèce de fantasme autour de lui ?

Oui. Debord a travaillé très tôt à sa légende, à la constitution d’une espèce de mythe. L’un de ses tout premiers textes, Mémoires, réalisé avec le peintre danois Asger Jorn, paraît en 1957. C’est quand même pas mal d’écrire ses mémoires à 26 ans ! Et de les écrire, déjà, de façon totalement allusive. Il y a d’emblée chez lui une capacité à fabriquer du secret et de la légende.

Peut-on distinguer plusieurs périodes dans sa vie ?

Sa vie d’adulte se découpe en deux parties à peu près égales. La première va de 1950 à 1972 environ. C’est la période « militante », la période des luttes, de l’animation de groupes qui ont tous une vocation révolutionnaire. C’est d’abord l’Internationale lettriste dans les années 1950, puis l’Internationale situationniste de 1958 à 1972. Il s’agit de reprendre le projet d’une révolution surréaliste qui se voulait autonome, avant de dévier vers une inféodation au Parti communiste, que Debord a toujours refusée. André Breton incarne le rival, une figure de père qu’il faut écarter. Le situationnisme s’inscrit lui aussi à ses débuts dans une perspective artistique, avec la rencontre des membres de Cobra, ce groupe d’artistes du nord de l’Europe – Asger Jorn, Constant, Karel Appel… –, avant de devenir un groupe de plus en plus radical et politique. C’est à partir de là qu’on parlera d’ultragauche à propos de l’Internationale situationniste. Dans les années 1950, Debord est copieusement anarchiste, et à partir des années 1960 marxiste, tout en restant sur des positions libertaires. Il a toujours refusé la logique du léninisme, du parti d’avant-garde représentant la classe ouvrière.

Et la seconde période de la vie de Debord ?

Elle va de 1972 à la mort de Debord en 1993. C’est une période de reflux des luttes révolutionnaires. Debord en prend acte, se retire de l’espace public. Ce sera progressivement un retrait total, une solitude assumée durant laquelle Debord va se présenter à travers des textes autobiographiques en ennemi exemplaire – le dernier ennemi – de la société du spectacle.

La contestation des élites, phénomène très contemporain, n’est-elle pas déjà puissante chez Debord ?

Il y a chez lui un rapport belliqueux et critique à tous les intellectuels français reconnus. Pour lui, l’un des grands repoussoirs au cours des années 1950, c’est Sartre. Parce que ce dernier prétend représenter on ne sait trop qui et parce qu’il est « complice » du Parti communiste. Tout pour déplaire. Plus largement, Debord cultive une hostilité constante à l’égard de tous les grands intellectuels français. Rares sont ceux qui n’ont pas eu droit à des formules assassines. Mais sa critique vise aussi les pouvoirs politiques. Pour lui, le spectacle renvoie toujours au pouvoir et le pouvoir au spectacle. C’est un couple fondamental dans la pensée de Debord.

Vous insistez dans vos livres sur son passage du statut de philosophe à celui d’écrivain. Quel est votre regard sur cette trajectoire ? 

Que lui reste-t-il quand il se retrouve seul ? L’écriture. Ce n’est pas qu’il ambitionne soudain de faire une carrière littéraire, pas plus qu’il n’a voulu faire une carrière de philosophe à l’époque de La Société du spectacle. Mais, de fait, il écrit beaucoup plus au cours des dix dernières années qu’auparavant, tout en refusant absolument de frayer avec le milieu littéraire parisien ou de s’inscrire d’une manière ou d’une autre dans le champ littéraire.

« Ces textes possèdent une incroyable qualité littéraire »

Il y a une mise en scène de lui-même qui va le conduire à écrire une série d’autoportraits où il brosse son éloge avec insolence, dans un défi permanent. Ces textes possèdent une incroyable qualité littéraire. Ils portent aussi en eux la critique d’une littérature contemporaine contaminée par la spectacularisation, complaisamment autobiographique. Nous avons évoqué tout à l’heure son passage dans la clandestinité. Il faut nuancer. Debord n’a pas peur, il ne se cache pas, mais il entend avoir la maîtrise de son image et réfute constamment tout ce qu’on peut dire de lui. C’est ainsi qu’il entend désormais combattre la société spectaculaire.

Quelle est la réception critique de ses livres ?

Jusqu’en 1984, date de l’assassinat mystérieux de Gérard Lebovici, Guy Debord est édité et entièrement pris en charge par ce producteur de cinéma et agent de grandes célébrités. Après 1984, il lui faut trouver des ressources, un éditeur. Il publie dans Le Point une petite annonce : « Guy Debord cherche éditeur pour poursuivre son combat contre la société du spectacle. » Cela illustre assez bien son refus de sonner à la porte des éditeurs, de fréquenter ce milieu. L’éditeur de Sade, Jean-Jacques Pauvert, lui répond et se fait son intermédiaire auprès du monde de l’édition. Il négocie pour lui son entrée chez Gallimard. Cela va changer sa réception. Chez Champ libre, il s’adressait à un public restreint, la mouvance militante post-68 ; avec Gallimard, son public s’élargit. Dans cette réception beaucoup plus large, Philippe Sollers joue un rôle important en écrivant plusieurs articles très élogieux. D’autres prendront le relais, et Debord va devenir célèbre dans les années 1990, au moment de sa mort.

Guy Debord a critiqué la voiture dans la ville, il consommait des produits bio… Est-il un penseur écolo ?  

Il en a parlé très tôt, mais de là à en faire un penseur… j’hésite. Peu de choses originales ont été dites par lui dans ce domaine. Il en reste au stade mélancolique de la critique écologique. Il tire une sonnette d’alarme, sans proposer de cadre de réflexion ou de solutions. Le fond mélancolique est du reste présent dès le début et sur tous les plans. Dans toute sa trajectoire, on distingue une espèce de deuil du monde. L’actuel est toujours moins bien que celui d’avant. Cet antimodernisme est tellement surligné, surjoué, qu’il ne va peut-être pas sans ironie.

Dans son œuvre, quel livre conseilleriez-vous à un lecteur qui souhaite découvrir sa pensée ? 

S’il ne faut en recommander qu’un, c’est In girum imus nocte et consumimur igni. C’est un film et un texte. Un très beau texte à lire ou à entendre dans le film. C’est pour moi l’œuvre la plus aboutie de Debord. Celle qui donne aussi une idée de l’ensemble du personnage. Le début du texte est dans la veine de la critique de la société du spectacle, puis on bascule dans l’autobiographie : Debord explique qu’il va parler de lui-même et il raconte sa vie. On le suit ainsi dans sa légende lettriste, sa légende situationniste. Tout est là. C’est l’œuvre majeure de Guy Debord. 

 

Propos recueillis par LOUIS CHEVAILLIER & LAURENT GREILSAMER

 

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