Il avait foi en lui
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C’est Gérard Lebovici qui m’a fait rencontrer Guy Debord. Lui qui était agent, le fondateur et directeur d’Artmedia, venait de créer Simar Films. Il allait produire La Société du spectacle, un long métrage d’après le livre paru en 1967. Il m’a donné rendez-vous dans ses bureaux assez secrètement. Guy était là. Il m’a expliqué ce qu’il avait envie de faire : un film composé d’images détournées, d’archives de toutes sortes. Je devais trouver l’amas de documents qui allaient être utilisés.
Il y avait des listes énormes. Parce que Guy voulait du Mai 68, des images d’usines, des grèves de Renault, de Nixon et de Mao, des Beatles, de Brigitte Bardot, des extraits de films russes comme Le Cuirassé Potemkine ou anglo-saxons comme Rio Bravo ou La Charge de la brigade légère…
Debord m’a expliqué ce qu’il avait envie de faire : un film composé d’images détournées, d’archives de toutes sortes
J’allais me les procurer chez les distributeurs. J’expliquais que c’était pour une projection privée et que je les rapporterais trois jours plus tard. C’est là que commençait le piratage – ce vol réjouissait Guy ! Je me rendais au laboratoire GTC, où j’avais déjà travaillé. Je mettais des fils au début et à la fin des extraits que Guy avait choisis. Cela pour faire un internégatif et un contretype à partir desquels nous avons tiré les positifs qui m’ont servi de copie de travail. Cette préparation a duré plusieurs semaines.
Il a fallu enregistrer la voix off qui accompagnerait ces images. Je suis partie chez Guy, dans sa maison en Auvergne : une petite maison de pierre à deux étages, aux murs tout blancs. En bas, il y avait une grande table en bois où nous prenions nos repas, Guy, son épouse Alice Becker-Ho et moi. Souvent passaient des hommes jeunes, sans doute des disciples de Guy. C’est dans une chambre-bureau que j’ai installé le magnétophone Nagra et que nous avons enregistré sa voix. Ce n’était pas simple entre la cigarette et la bière. Il m’a fallu beaucoup de patience. Guy était très myope, il plissait les yeux derrière ses verres très épais, faisait des bruits de papier en se relisant. Je revois son petit regard rieur. Tout se passait dans la bonne humeur. Il m’appelait sa « Petite Voyelle ».
Quand le matériel a été prêt, on a retenu une salle à Paris. Le montage pouvait commencer. Avec mon assistant, nous avons travaillé comme pour un tournage normal. On préparait les documents le matin. Guy arrivait à 14 heures. Je chargeais la bobine du son que j’avais transférée sur une pellicule 35 millimètres. Guy nous indiquait les images qu’il voulait voir accompagner tel passage de son texte. Pour la musique, il a choisi avec Alice un morceau de Michel Corrette, un compositeur baroque qu’ils aimaient.
Autant j’étais une monteuse à part entière, lorsque je travaillais avec François Truffaut par exemple, qui ne venait pas à la salle de montage. Autant, là, j’étais une petite main qui exécutait sans trop comprendre. Il était le maître d’œuvre, j’étais la couturière. Je n’avais aucune formation philosophique ou sociologique. Je pense qu’il m’avait choisie pour ma naïveté. Quand je lui ai raconté que j’avais été arrêtée durant Mai 68, il n’a pas réagi.
Je vivais alors avec un artiste peintre. C’était un fanatique de l’Internationale situationniste. Il possédait tous les originaux de ses revues, avec leurs merveilleuses couvertures, dorées, roses ou bleues. Pour rencontrer Guy Debord, il avait longtemps fait le pied de grue dans un bistrot où se retrouvaient les situationnistes. Mais jamais il ne lui avait adressé la parole. Plus tard, je l’ai raconté à Guy, qui a rigolé : « Ce n’était pas un grand blond avec des yeux bleus, une veste en cuir, une moto ?... Nous, on a toujours pensé que c’était un flic. »
Il y a eu des cassages de fauteuils et de gueules au cinéma le Studio Cujas
Quand le montage image a été fini, nous avons mixé le film. Cela a surtout consisté à nettoyer la bande-son que j’avais enregistrée à la campagne. J’ai ensuite été chargée de faire le minutage des documents piratés pour le donner à Gérard Lebovici. En cas de problème juridique, son avocat Georges Kiejman plaiderait le droit de citation, comme en littérature…
La sortie du film ne s’est pas bien passée. Il y a eu des cassages de fauteuils et de gueules au cinéma le Studio Cujas, que Gérard Lebovici avait acheté pour projeter La Société du spectacle. Il est resté des semaines à l’écran.
Guy n’était pas du tout anarchiste. On aurait pu le croire sans foi ni loi, mais il avait foi en lui. Vous savez, un film, ça commence doux généralement, on présente le sujet, tout s’emballe peu à peu et, à la fin, ça explose. Là, c’est la mort qu’il y avait au bout. Un jour, je lui avais demandé : « Je ne comprends pas ce qu’on fait. Où ça va aller ? » Alors, il avait rigolé et il m’avait dit : « Oh, ma Petite Voyelle ».
Quand j’ai appris sa mort, j’ai pleuré.
Conversation avec LOUIS CHEVAILLIER
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