Le « rêve politique » du Covid
Barbara Stiegler est professeure de philosophie politique à l’université Bordeaux Montaigne. Elle a notamment publié chez Gallimard deux « Tracts », De la démocratie en pandémie (2021) et Santé publique année zéro (2022), où sont étayées les affirmations reprises ici sur la vaccination. Elle mène ses recherches sur la question du gouvernement par la vérité et des savoirs en démocratie en étroite collaboration avec Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l’université Bordeaux Montaigne, qui vient de faire paraître Athènes, l’autre démocratie : Ve siècle (Passés/composés, 2022).Temps de lecture : 8 minutes
Dans Surveiller et punir (1975) et dans son cours au Collège de France Les Anormaux (1974-1975), Michel Foucault oppose deux rêves politiques. Pour la lèpre, il décrit un type de pouvoir qui remonte au Moyen Âge et qui fonctionne essentiellement à l’exclusion. Pour la peste, il décrit un fonctionnement inverse, déjà connu dans les sociétés anciennes mais qui devient la marque du pouvoir disciplinaire qui commence à s’imposer partout au XVIIe siècle : un pouvoir positif et qui fonctionne à l’inclusion, en intégrant tous les individus sans exception dans les mailles homogènes de ses propres normes.
Au Moyen Âge, il s’agissait en effet bien souvent d’exclure les lépreux, ce qui supposait de discriminer les individus et de disqualifier les malades, au point de les placer dans une situation de mort sociale. Michel Foucault y voyait un paradigme pour d’autres pratiques, comme la chasse aux mendiants et aux vagabonds, elles-mêmes s’inscrivant dans un mouvement d’ensemble, le Grand Renfermement. Avec la peste, l’enjeu est au contraire l’inclusion du pestiféré. Dans ce cas, il y a certes une mise à l’écart d’un territoire délimité. Mais tous les individus sont pris dans le même quadrillage : « Il s’agit, au fond, de produire une population saine. […] Il s’agit de l’examen perpétuel d’un champ de régularité, à l’intérieur duquel on va jauger sans arrêt chaque individu pour savoir s’il est bien conforme à la règle, à la norme de santé qui est définie » (Les Anormaux, p. 43).
S’il y eut un « rêve politique du Covid », il ressembla d’abord furieusement à celui de la peste
Le « rêve politique de la peste », c’est « le moment merveilleux où le pouvoir politique s’exerce à plein », le « rêve politique d’un pouvoir exhaustif, d’un pouvoir sans obstacles, d’un pouvoir entièrement transparent à son objet » (ibid., p. 43-44). Il s’agit désormais de réaliser un projet normatif, la norme fondant la légitimité du pouvoir qui prétend la réaliser. Or, cette réalisation n’est envisageable que si elle est associée à un « savoir », qui est lui-même une condition du pouvoir et l’un de ses effets.
S’il y eut un « rêve politique du Covid », il ressembla d’abord furieusement à celui de la peste. Au lieu d’exclure les malades et de les discriminer comme les lépreux, au lieu de les réprimer, il s’est agi au contraire de quadriller toute la population dans les normes de l’épidémie, en imposant « un pouvoir sans obstacle » au nom d’un savoir prétendument scientifique qui transformait toute la population en un agrégat de patients (confinés, testés, vaccinés). Mais conformément aux analyses de Foucault, ce discours, sous ses allures d’inclusion universelle, n’allait en réalité pas cesser de traquer les déviances à son propre pouvoir, pour finalement repérer et normaliser ceux qu’il décrétait comme « anormaux ». Au risque de la maladie s’est en effet vite ajouté celui de l’individu dangereux, bravant confinements et couvre-feux, figure du patient irresponsable qui s’est transformé ensuite, au cours de l’été 2020, en celle du jeune « relâché », faisant la fête au lieu de nous protéger, avant de devenir le non-vacciné, finalement assimilé à l’« antivax » à tendance complotiste. En toile de fond, c’est la mortifère distinction ami/ennemi, par laquelle Carl Schmitt définissait le politique, qui n’a cessé de dominer les discours…
D’un côté, il y avait ceux qui comprenaient et acceptaient. De l’autre, une foule disparate qui refusait de s’adapter au monde d’après. Le couple foucaldien « perversion-danger » permettant la détection des anormaux a joué ici à plein (Les Anormaux, p. 32) et s’est accompagné de « la réactivation d’un discours essentiellement parento-puéril, parento-enfantin, qui est le discours du parent à l’enfant, qui est le discours de la moralisation même de l’enfant. Discours enfantin, ou plutôt discours essentiellement adressé aux enfants, discours nécessairement en forme de b.a.-ba » (ibid., p. 33). Il faut se laver les mains, le masque se porte sur le nez, il ne faut pas faire la bise à ses grands-parents et, de manière plus générale, « évitez les embrassades », « protégeons nos anciens ». À la veille de Noël 2020, le gouvernement français est même allé jusqu’à prétendre déterminer, au nom de la science, le nombre maximal de convives à table : six, et pas un de plus.
Pour preuve qu’il fallait – plutôt que soigner ou faire de la médecine – discipliner et normaliser, il suffit de souligner que très vite le danger ne porta plus sur le malade mais sur le non-vacciné, alors même qu’aucune donnée probante ne permettait d’établir le caractère « altruiste » de la vaccination, ni sur la contagiosité ni sur l’immunité de troupeau. Doté de son « pass sanitaire » puis vaccinal, il était possible d’aller partout, sans qu’une vérification de l’état de santé soit demandée. Le précieux document permettait ainsi à un porteur du Sars-Cov 2 de dîner tranquillement au restaurant. En revanche, un individu non porteur du virus, mais sans pass, était, lui, traité comme un vecteur de l’épidémie et mis à l’isolement. Sa maladie n’était pas le Covid, mais son absence de vaccination, c’est-à-dire son refus, éclairé ou non, d’être vacciné. Chacun se souvient de l’inquiétude ressentie alors, lorsque, le nombre de doses et leur durée changeant, il fallut envisager la possibilité d’être mis à l’écart, sur la base d’un QR-code.
Les citoyens-patients ont tous été sommés de devenir les auto-entrepreneurs de leur vie, responsables par principe de leur état de santé
Mais tandis que le rêve politique de la peste était aussi coûteux que les disciplines, avec leur technologie de surveillance invasive et tatillonne, tandis qu’il impliquait une armée de « surveillants », d’« inspecteurs » et de « responsables de districts » (Les Anormaux, p. 41-42), le rêve politique du Covid a illustré les leçons d’un autre cours de Foucault, Naissance de la biopolitique (1978-1979), celui sur la gouvernementalité néolibérale. Reliés directement aux consignes des autorités par les applications numériques dédiées au Covid, les citoyens-patients ont tous été sommés de devenir les auto-entrepreneurs de leur vie, responsables par principe de leur état de santé. Réduisant le travail des soignants à une simple prestation de service téléguidée par des lignes de commandement automatisées, ils durent s’auto-enfermer, s’auto-autoriser à sortir, s’auto-tester, s’auto-diagnostiquer et s’auto-prescrire leur médicament. Le savoir mutuel des soignants et des patients, pilier de la démocratie sanitaire, était purement et simplement congédié par cette collection d’individus isolés, soumis aux procédures automatisées des autorités. L’intelligence des collectifs face aux crises sanitaires, qu’un demi-siècle de santé publique avait appris à respecter et à considérer comme un levier essentiel en santé depuis la charte d’Ottawa, dut s’éclipser devant les « vérités » imposées par des cabinets privés (la BVA Nudge Unit, le cabinet américain McKinsey), essentiellement occupés à déconstruire notre État social pour l’adapter au monde d’après : celui du solutionnisme technologique, clamant que seul le marché de l’« innovation » (biomédicale et numérique) pouvait nous sortir de la crise. En banalisant le QR-code et le maintien à domicile, il s’agissait notamment d’imposer la digitalisation intégrale de toutes les relations sociales (e-santé, e-learning, e-commerce, télétravail) comme la nouvelle norme amenée à nous gouverner. Et en rendant des injections quasiment obligatoires sur la base de simples promesses (le vaccin allait nous aider à éradiquer le virus, à protéger les autres et à créer une immunité de groupe, il fallait y croire) – articles de foi pourtant tous démentis les uns après les autres au fil de la crise –, il s’agissait aussi d’imposer l’« acceptabilité sociale » de toute la population face la dernière innovation présentée par le marché comme l’unique solution pour sortir de la crise.
L’invocation de la science, confondue avec celle de la vérité, a autorisé un gouvernement des vivants sans limites
Cette normalisation des comportements a été accompagnée de discours dont la validité prétendait trouver son origine dans la communauté scientifique, en réalité largement instrumentalisée et marginalisée par le pilotage des cabinets privés. L’invocation de la science, confondue avec celle de la vérité, autorisait un gouvernement des vivants sans limites puisque hors de toute possibilité délibérative. Puisqu’un résultat scientifique ne pouvait être contesté par aucun processus démocratique, la science devait suspendre la démocratie : tel fut le mantra des gouvernants et du premier d’entre eux, allant jusqu’à faire de la « vérité scientifique » le bien propre du gouvernant. Emmanuel Macron put ainsi être présenté comme un grand épidémiologiste au printemps 2021. Face au chef de guerre protégé par les murs de son conseil de défense, les citoyens ne se virent proposer qu’une seule chose à faire : l’écouter lui. Tout autre discours était par avance disqualifié.
Le rêve politique du Covid ? Une société composée d’individus responsables, autonomes et producteurs de santé, dont les comportements sont constamment sous surveillance parce que potentiellement dangereux, invités à rester connectés et à veiller sur leur capital santé afin de demeurer productifs. Une société dirigée par un seul, lui-même seul dépositaire d’une vérité supposément scientifique.
Si ce nouveau mode de gouvernement en pandémie donne une pertinence renouvelée aux analyses de Michel Foucault, il reste à s’étonner du silence de tous ceux qui, foucaldiens proclamés, n’ont pas trouvé les mots alors même que les choses crevaient les yeux. Risquons ici une hypothèse. Certes, les analyses de Michel Foucault ont pu inspirer positivement le champ de la santé publique et de la démocratie sanitaire. Mais cela s’est produit en quelque sorte sans lui et après sa mort, du fait de son basculement brutal dans la communauté des patients atteints du sida, puis de l’œuvre d’activistes de premier plan comme son compagnon, Daniel Defert, fondateur de l’association Aides. Or, dans ses textes et dans ses cours, Michel Foucault s’en est toujours tenu à une critique de la gestion disciplinaire des épidémies et des anormaux, sans jamais leur opposer une autre politique de la vie, sans jamais imaginer la santé publique comme une action sociale et émancipatrice dans laquelle le gouvernement des vivants serait l’enjeu d’une construction démocratique. En reconduisant toute action politique à une résistance individuelle, les foucaldiens proclamés se sont paradoxalement condamnés à se laisser gouverner par le rêve politique du Covid et son régime de vérité.
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