Nous atteignîmes la route 190 et nous dépassâmes le ranch de Furnace Creek en prenant à droite. Nous arrivâmes à Zabriskie Point peu de temps après. Je tremblais de peur dans la pente escarpée menant au petit parking circulaire qui dominait la mer de grès. La voiture s’avança vers la barrière arrondie du panorama qui ressemblait au plateau d’une soucoupe volante. Nous descendîmes de la voiture, tels des explorateurs sur une planète interdite.

Nous étions seuls. La vie semblait avoir abandonné la zone. Au-dessus du chaînon Panamint, une lumière bleu clair se mêlait au ciel qui s’assombrissait, les bassins salés scintillaient au loin par-delà la saillie de Manley Beacon, une gigantesque formation rocheuse qui marquait les lieux comme le Parthénon définit l’Acropole. Nous nous blottîmes les uns contre les autres, à côté du mur qui nous séparait de l’abîme des gorges encastrées. Michael sortit le lecteur cassette et nous demanda de choisir entre Hymnen de Stockhausen et les Quatre Derniers Lieder de Strauss. Foucault choisit sans hésiter la seconde proposition.

[…] Je me rapprochai de Michel à la recherche de réconfort avec l’impression d’avoir dit quelque chose de stupide. Michel, couché sur son coude contre le parapet, me rappelait La Bohémienne endormie. Il avait l’air d’accepter notre intimité.

Quand j’ai informé le directeur de mon homosexualité, il m’a fait interner « pour mon bien »

– Michel, demandai-je, y a-t-il un épisode particulier dans votre vie – disons quelque chose comme Rousseau sur la route de Vincennes, ou saint Paul sur le chemin de Damas, ou même Bouddha sous l’arbre de la Bodhi – au cours duquel vous avez eu l’intuition fondamentale qui allait déterminer l’orientation de votre travail ?

– Oui ! Quand je me suis inscrit à l’École normale, le directeur a voulu savoir s’il y avait quoi que ce soit d’atypique à mon sujet. Quand je l’ai informé de mon homosexualité, il a répondu, l’air horrifié, qu’un tel comportement n’était pas normal et sans aucun doute inacceptable pour la réputation de l’école. Il m’a fait interner « pour mon bien », a-t-il dit. Il m’a expliqué que je devais changer, que je serais interné, examiné et traité par un ensemble d’autorités – des médecins, des enseignants, des psychologues, des psychiatres, etc. À ce moment, j’ai vu dans un flash comment le système fonctionne, j’ai saisi le ressort fondamental de notre société : la normalisation.

– Étiez-vous déjà tombé amoureux d’un garçon à cet âge ?

– J’avais seize ans quand je suis tombé amoureux d’un garçon pour la première fois. Depuis ce moment, je suis toujours passé de l’amour au savoir et à la vérité.

Je suis très heureux, nous dit-il, ses yeux laissant couler des larmes. Ce soir, je suis parvenu à une perception inédite de moi-même

[…] Je me tournai vers Foucault et dis, des trémolos dans la voix : « Nous avons conçu l’univers – une procession majestueuse de bagatelles élégantes, un spectacle intemporel. Tout a l’air d’une vaste plaisanterie à côté de la vision qui s’offre à nous. »

Foucault sourit et balaya le ciel du regard :

– Le ciel a explosé et les étoiles me pleuvent dessus. Je sais que ce n’est pas vrai, mais c’est la Vérité.

– Pensez-vous que l’humanité tout entière puisse prendre ce mélange et passer par quelque chose de semblable à ce que nous expérimentons ce soir ? demandai-je.

– J’aimerais que ce soit possible, répondit Foucault avec nostalgie.

– Êtes-vous certain que d’autres, par le passé, n’ont pas fait d’expérience analogue à la nôtre ce soir ? Après tout, John Allegro a montré qu’il y avait une lignée continue de sociétés, des Sumériens en passant par les Esséniens jusqu’aux temps modernes, qui prenaient de l’Amanita muscaria, un autre genre d’élixir.

Foucault m’assura de nouveau que nous étions différents et que personne n’avait pu faire ce genre d’expérience avant nous.

– Duchamp, dis-je, considérait que, une fois passée l’excitation initiale de la découverte, les champignons psychédéliques et les plantes du même genre pouvaient être consommés avec modération, comme des liqueurs.

– Je comprends enfin la signification d’Au-dessous du volcan de Lowry, déclara Foucault. Le mescal du consul est une drogue qui filtre sa perception, à la manière d’une substance hallucinogène. La seule expérience personnelle à laquelle je peux comparer cela, c’est faire l’amour avec un inconnu. Le contact avec un corps inconnu procure une expérience de la Vérité analogue à celle que je suis en train de faire. Michel se leva et fit quelques pas pour s’étendre le long de la barrière. […]

Après un long moment de silence, nous nous approchâmes de Michel.

– Je suis très heureux, nous dit-il, ses yeux laissant couler des larmes. Ce soir, je suis parvenu à une perception inédite de moi-même. Je comprends maintenant ma sexualité. Tout semble avoir commencé avec ma sœur. Nous devons retourner à la maison. Puis il répéta la dernière phrase : Oui, nous devons retourner à la maison. 

 

Simeon Wade, Foucault en Californie, trad. de l’anglais (États-Unis) par Gaëtan Thomas, © La Découverte, 2021

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