L’Union européenne est-elle en danger ?

Certainement. L’Union est en danger non seulement à cause du référendum britannique, mais parce qu’il n’y a plus d’esprit européen et plus d’initiative depuis de longues années. Elle a été secouée par la crise économique, qui n’est pas née, comme vous le savez, en Europe mais aux États-Unis. Si nous avons aujourd’hui à peu près sécurisé la zone euro, nous n’avons toujours pas d’union économique, ce qui pourtant était prévu au départ. Nous nous sommes arrêtés au milieu du gué, comme nous l’avons fait avec Schengen. Donc, bien sûr, l’Union européenne est en danger. Avant même le référendum britannique, nous étions engagés dans un processus d’effilochage, de dislocation, voire de désintégration. Le référendum n’arrange rien. Quel que soit le résultat, une initiative forte est nécessaire.

Quel type d’initiative ?

Dans l’idéal, une initiative franco-allemande. Un sursaut politique est indispensable. Il y a une forte attente vis-à-vis de la France. Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker l’a encore dit il y a quelques jours. Si le couple franco-allemand s’entend, personne ne peut s’y opposer. Autrement, l’Union européenne continuera à s’embourber dans des agendas incompréhensibles qui rendront l’Union encore plus illisible pour les citoyens. 

Quand vous parlez du couple franco-allemand, pensez-vous à François Hollande et à Angela Merkel ?

Oui. Ils ont une bonne relation personnelle. Quand Hollande et Merkel parlent ensemble, cela porte. Voyez les accords de Minsk. La France a un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, elle est une puissance nucléaire. Notre gros atout réside dans le fait que par nos actions extérieures, nous assurons une bonne partie de la sécurité de l’Union. L’Allemagne dispose de sa puissance économique et de ses liens avec les pays d’Europe centrale. Jouons la complémentarité de nos deux forces. Cela suppose que la France avance dans ses réformes économiques. Qu’elle consente aussi à partager la décision en matière d’opérations extérieures. Quant à l’Allemagne, elle devrait accepter d’accroître ses investissements, de soutenir davantage la croissance économique et de participer davantage aux opérations militaires.

Les élections de 2017, en France et en Allemagne, ne sont-elles pas un frein pour une telle initiative ?

Il y a toujours, tout le temps, des élections quelque part. Dans l’état où nous sommes, rien n’est pire que le statu quo ! Ce dernier nous entraînera vers une régression. On peut beaucoup avancer sans toucher aux traités et donc sans attendre. Il faut partir des craintes et des inquiétudes des citoyens. Quelles sont leurs angoisses ? L’emploi, la sécurité et la liberté de circulation et d’échange. Nous devons y répondre. 

Que proposeriez-vous ?

Sur l’emploi, il faut vraiment axer notre plan sur les jeunes et la nouvelle économie couplée avec l’énergie. Il existe un vecteur génial : Erasmus ! Nous pouvons le décliner sous toutes les formes : un Erasmus pour les apprentis, un Erasmus pour les associations, etc. C’est le meilleur moyen de toucher la société civile directement. Sur la sécurité, je souhaite que nous ayons un Conseil européen de sécurité qui réunisse une fois par an, avec les chefs d’État et de gouvernement, les ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Intérieur pour harmoniser nos politiques. Enfin, la liberté de circuler. Vingt-cinq ans après la signature de la convention de Schengen, il faut prendre au sérieux ce que nous avions annoncé : en contrepartie de la suppression des contrôles fixes aux frontières intérieures, le contrôle des frontières extérieures, la coopération judiciaire et policière, l’harmonisation des politiques d’asile et d’immigration, etc. Heureusement, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a pris les choses en main : notamment en proposant l’installation de hotspots en Grèce et en Italie, l’échange de renseignements, un corps de gardes-frontières et de gardes-côtes. Les résultats sont là : les flux migratoires vers la Grèce et l’Allemagne ont considérablement diminué. Nous avons trop tardé mais nous mettons enfin en place un contrôle de nos frontières extérieures. 

La négociation directe entre Berlin et Ankara sur la question migratoire ne participe-t-elle pas de l’effilochage dont vous parliez ?

C’est dommage, cela donne l’impression que chacun fait cavalier seul. Il est urgent d’y mettre fin. Le seul moyen de s’en sortir, c’est que les Allemands et les Français travaillent ensemble, dégagent des compromis constructifs. Des deux côtés, cela suppose plus de solidarité et plus de partage de souveraineté, sinon on reste impuissant. 

À l’issue du référendum britannique, seriez-vous favorable à la constitution d’un noyau dur au sein de l’Union, réduit aux pays fondateurs par exemple ?

Je n’aime pas l’expression de noyau dur. Elle donne l’impression d’une volonté d’exclusion. Et on donne aussi le sentiment de définir un périmètre avant de définir un contenu. J’ai toujours plaidé pour la méthode inverse. Dès les années 1990, avec Jacques Delors, nous avons voulu privilégier les coopérations renforcées. Je pense qu’il faut avancer vers une Europe différenciée. Une stratégie que nous avons expérimentée avec l’euro, avec Schengen, avec la Charte sociale européenne. Il faut continuer.

Il ne s’agit pas de bâtir une Europe à la carte, mais une Europe à plusieurs cercles. Je suis persuadée qu’il y aura un socle d’intégration politique autour des 19 pays de la zone euro. Ceux qui feront l’effort de s’y maintenir accepteront une logique d’union politique. La question de confiance devra être posée : êtes-vous d’accord pour continuer ? 

Comment procéder ?

Il faut construire une Union économique avec de l’harmonisation fiscale pour éviter le dumping fiscal. Il reste à avancer sur le dumping social. Je préconise une idée simple : l’instauration d’un salaire minimum partout, avec un objectif de rapprochement qui tienne compte des différences – on peut imaginer qu’il doive représenter 60 % du salaire médian. Il faudrait deux ou trois mesures de ce type qui marquent les esprits et montrent la direction. 

Et au-delà du socle de la zone euro ?

L’Union européenne composée de 28 États est appelée à s’élargir aux Balkans, donc à 5 membres, quand ils seront prêts. Cette Union ne doit pas être considérée comme une deuxième division ou une Union des pauvres. Un projet unificateur serait la Communauté de l’énergie, qui porterait une politique commune aux confluents de l’économie, des nouvelles technologies, du climat et des relations extérieures. J’espère qu’un jour on parviendra à avoir une politique européenne vis-à-vis de la Russie, et aussi du Sud. Le schéma global comprend donc la zone euro, les « 28 + 5 », puis un troisième cercle constitué par les pays européens qui ont conclu des accords spéciaux avec l’UE comme la Norvège et la Suisse. Le Royaume-Uni, s’il quitte l’UE, a vocation à appartenir à ce cercle, doté de statuts particuliers. Ce sera peut-être un jour le cas de la Turquie si les négociations n’aboutissent pas. 

Ne faut-il pas mieux définir et fixer les frontières extérieures de l’Union ?

Les frontières à l’est ont toujours été floues. Pierre le Grand avait décidé que la frontière de l’Europe, c’étaient les monts Oural car il voulait que l’on considère Moscou comme une ville européenne. Aujourd’hui et pour des années, l’Europe c’est l’UE telle qu’elle est, et les Balkans. Ce sont les pays sur lesquels il n’y a pas de discussion. Si vous pensez aux États qui ont fait partie de l’URSS, alors leur appartenance à l’Union relève du cas par cas. C’est un sujet primordial de discussion avec la Russie. On ne peut traiter de la même façon l’Ukraine, la Géorgie et la Pologne. Ce n’est pas pareil. Quant à l’adhésion de ces ex-pays d’URSS à l’OTAN, pour moi c’est non, car c’est un chiffon rouge pour M. Poutine. Mais les erreurs de l’UE n’excusent en rien l’annexion de la Crimée.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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