Le mot Europe est « un nom flottant et qui pendant longtemps n’a pas su sur quelles réalités exactement se poser », notait l’historien Lucien Febvre en 1944. La multiplicité des sens est source de confusion :  on mêle les termes par paresse intellectuelle (« Europe » à la place de « Commission de Bruxelles », « Union » ou « continent ») ou par propagande (« valeurs européennes » mises en avant par l’orthodoxe Poutine qui s’en voudrait le gardien, pour mieux discréditer la modernité occidentale). 

Cette diversité est issue d’une série d’incarnations historiques successives. Le pape Pie II (1405-1464) fut le premier à dire aux princes chrétiens querelleurs de se penser comme « européens » pour refouler les Ottomans après la prise de Constantinople. L’« Europe » se substitua à la « Chrétienté » déchirée par les guerres de Religion. Il en resterait un fantasme d’unité à préserver ou retrouver, qui perdure : les voix dissidentes sont condamnées ; toute divergence relève du tribunal d’Inquisition – comme si l’on pouvait être toujours tous d’accord sur tout !

À l’âge classique, un concert européen se mit en place : tour à tour équilibre des puissances, balance d’États rivaux, champ de bataille des nations armées jusqu’aux dents, parfois patrie idéale des libres esprits. « Pérorer sur l’Europe, c’est avoir tort. Notion géographique. J’ai toujours trouvé le mot “Europe” dans la bouche de politiciens qui tentaient d’obtenir des concessions d’une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom », remarquait en 1876 le chancelier allemand Bismarck. Cette tentation demeure lorsque Berlin doit négocier seul, en 2016, avec Ankara un accord migratoire « au nom de l’Europe ». 

Après 1945, l’« Europe » offre une voie de rédemption pour l’Allemagne, de résurrection pour la France, de renaissance pour l’Italie. En 1946, Churchill appelait à la formation de « quelque chose comme les États-Unis d’Europe », mais son pays n’en serait pas : il avait gagné la guerre et préférait le grand large. L’esprit présidant aux ruptures imaginées par quelques fondateurs tient en ceci : des traités et des institutions plutôt que des conflits. Ce nom flottant s’est posé sur une réalité institutionnelle, une Communauté européenne devenue Union. 

Churchill avait ajouté : « Le premier pas vers une nouvelle formation de la famille européenne doit consister à faire de la France et de l’Allemagne des partenaires. Seul ce moyen peut permettre à la France de reprendre la conduite de l’Europe. » Là encore, né d’une impulsion française, le projet « européen » est paralysé lorsque Paris n’a pas d’idées neuves à mettre sur la table.

Aujourd’hui, deux distinctions s’imposent dans l’usage du mot « Europe ». D’une part, dans le flot de paroles relatives à la politique européenne, on entend trois discours : l’Europe des États, source de l’action commune dans une forme confédérale ; l’Europe des citoyens, soit pour « plus d’Europe » (la « construction » à approfondir face aux réticences des pouvoirs nationaux), soit eurosceptiques bruyants ; enfin, l’Europe des bureaux, tentée par la gouvernance dépolitisée (un marché unique sans frontières, une concurrence pure et parfaite, une intégration) et intrusive. Ce qui tranche entre les trois idéologies, ce sont les réalités, c’est-à-dire les événements, qui imposent le bon format de réponse. Ainsi une crise financière importée des États-Unis interpelle la Banque centrale européenne ; des attentats terroristes conçus ailleurs exigent des réponses régaliennes, donc nationales ; une tension géopolitique à l’est du continent incite à une gestion resserrée de la crise (Paris et Berlin) et à l’appel au protecteur américain.

D’autre part, la question de l’articulation entre l’Europe comme Union à 28 et le continent n’est pas tranchée. Le sujet des limites de l’Union est resté tabou car il ne fallait pas borner la diffusion de valeurs éprouvées ; d’où la reprise de négociations d’adhésion en 2016 avec une Turquie néo-ottomane, dans l’espoir, vain, de la transformer. Le pape Pie II, déjà cité, avait rédigé une lettre au sultan pour l’inviter à se convertir au catholicisme ; il renonça à la lui adresser. Quant à l’interaction avec la Russie, elle est compliquée car les principes de l’Union (la coopération entre États souverains, le refus de la guerre) se heurtent à la pratique des purs rapports de force, comme en Ukraine. Une politique extérieure commune doit-elle jouer sur le registre imposé par l’autre partie, au risque de se renier, ou camper sur ses seules valeurs, au risque de l’impuissance ?

« Penser l’Europe, c’est comme dessiner une carte : on commence par les contours. C’est aux confins de l’Europe qu’il y a de la tension ; c’est là que la main tremble, c’est là qu’on se corrige tout le temps », nous dit Adam Globus, poète biélorusse, dans le livre d’entretiens d’Alexandre Mirlesse En attendant l’Europe

Vous avez aimé ? Partagez-le !