Une vie de combat
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Beate Klarsfeld, vous quittez Berlin en 1960. Vous dites parfois que vous ne connaissiez alors rien à la politique ni à l’histoire de votre pays. Pouvez-vous nous situer votre famille et vous-même à l’époque ?
B.K. : J’étais une jeune fille de 21 ans qui travaillait dans un laboratoire pharmaceutique, ce qui n’avait rien d’exaltant. Je n’ai pas vraiment fait d’études, sinon une école commerciale. J’habitais chez mes parents, avec lesquels mes rapports étaient tendus. Mais j’avais cette chance de vivre à Berlin que j’aimais beaucoup, même si la ville était coupée en deux, entre les capitalistes et les communistes. Les communistes étaient véritablement des ennemis pour les habitants de Berlin-Ouest. Moi, j’avais de la famille des deux côtés, et j’allais de l’un à l’autre. C’est toute mon enfance et une partie de ma jeunesse. Avec mes parents, nous vivions entassés les uns sur les autres, plusieurs familles partageant la même cuisine et le même cabinet de toilette. On subissait.
En 1933, mes parents avaient voté Hitler comme la majorité des Allemands, mais ce n’étaient pas des fanatiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, mon père avait eu la chance de ne pas être envoyé sur le front de l’Est en raison d’une double pneumonie. Il avait été affecté dans un bureau de la Wehrmacht à des tâches administratives. Lors de la chute de Berlin, il avait été fait prisonnier par les Britanniques qui l’avaient relâché assez rapidement.
Après la guerre, notre préoccupation, c’était de trouver de la nourriture. Nous vivions tant bien que mal, essayant de survivre le mieux possible dans une ambiance assez sinistre. Le grand leitmotiv, c’était : on a perdu la guerre ! Les familles avaient toutes perdu un parent. Mes amies d’enfance, pour la plupart, avaient perdu leur père sur le front de l’Est. Nous jouions dans les ruines. Malgré tout, nous en avons gardé de bons souvenirs !
Les familles parlaient-elles de la guerre, du nazisme ?
B.K. : Non, nos familles vivaient très repliées sur elles-mêmes. La vie quotidienne était trop dure pour qu’elles aient la force de s’intéresser aux grands enjeux ou d’envisager un retour critique sur notre histoire. Il faut dire qu’en plus, on ne nous parlait ni de la guerre ni de la Shoah à l’école. Rien n’était prévu dans les programmes scolaires pour nous informer. Et les professeurs d’histoire n’allaient certainement pas d’eux-mêmes aborder cette question, prendre le risque de voir un élève demander : et vous, que faisiez-vous ? De quel côté étiez-vous ? Ce bloc de notre histoire était donc complètement absent ; je ne savais rien. Il y avait un grand silence.
Dans la France occupée par les Allemands, Serge Klarsfeld, vous avez traversé la guerre comme enfant juif. Vous avez 5 ans en 1940. Avez-vous eu, à cet âge, conscience de l’existence d’une menace ?
S.K. : Non, pas du tout. Mes parents vivaient certainement avec l’idée que tout pouvait s’arrêter d’un instant à l’autre mais, pour moi, tout paraissait normal. Nous nous étions réfugiés à Nice, en zone libre. Nous nous sentions protégés, même après l’occupation de la ville par les Italiens, à partir de novembre 1942.
Que faisiez-vous de vos journées ?
S.K. : Je fréquentais les petites classes du lycée de jeunes filles Calmette ! Ils acceptaient les garçons. Deux années ont passé tranquillement sans que nous ressentions de pressions de la part du régime de Vichy. Jamais. C’est seulement quand les Allemands sont entrés dans Nice, le 8 septembre 1943, que mon père nous a dit : « Si par malheur nous sommes arrêtés, vous mourrez parce que vous êtes faibles. Moi, je suis fort. » Il ne pensait pas aux chambres à gaz mais au travail forcé. Il pressentait que les conditions de vie dans les pays de l’Est ne seraient pas supportables pour les enfants et les femmes.
Nice était devenue un piège. C’est pour cela qu’il a choisi de construire une cachette dans notre appartement, avec l’aide de deux amis juifs hongrois. Ils ont profité de la profondeur d’un placard de rangement dans la chambre pour y poser une cloison amovible de simple contreplaqué. Nous pouvions tenir derrière avec ma mère et ma sœur. Une tringle chargée de vêtements se trouvait devant. Quand la cache a été aménagée, nous avons répété plusieurs fois ce qu’il fallait faire si les Allemands arrivaient : il fallait aller vite, ranger les vêtements, faire les lits, effacer la trace de notre présence. Mon père avait fait procéder à la désinfection de l’appartement pour rendre plus crédible son explication en cas de rafle : nous n’étions pas là mais à la campagne, car il avait fallu désinfecter l’appartement. Dans les pièces, cela sentait effectivement fort.
Vous aviez 8 ans. Connaissiez-vous alors le nom d’Alois Brunner, responsable SS qui a procédé aux arrestations de Juifs à Nice ?
S.K. : Non. Le seul nom que nous avions en tête, c’était celui de la Gestapo. Mais c’est très probablement lui qui a procédé à la rafle. Il avait déjà sévi à Vienne, Berlin et Salonique. Il venait d’être nommé chef du camp de Drancy et se trouvait à Nice depuis le retrait des Italiens. Il faisait arrêter les hommes dans la rue, les faisait déshabiller sous un porche pour voir s’ils étaient circoncis. En deux mois, jusqu’à fin novembre, Brunner a arrêté des milliers de Juifs. Il faisait des rafles chaque nuit, épaulé par la Gestapo et la Wehrmacht. Un camion équipé de projecteurs faisait partie de leur dispositif. En pleine nuit, on a été réveillés parce que la lumière de ces projecteurs a violemment éclairé notre plafond.
À quelle date a eu lieu la rafle ?
S.K. : Le 30 septembre 1943, je crois que c’était un samedi. Nous nous sommes cachés. Les Allemands sont arrivés chez nous. Mon père leur a tout de suite ouvert. Leur première question a été : « Où sont votre femme et vos enfants ? » Il a répondu : « Ils sont à la campagne parce qu’on vient de désinfecter l’appartement. » Ils ont rapidement inspecté les lieux, ouvert le placard, soulevé les vêtements. On les entendait à travers le contreplaqué. Mon père a été arrêté.
Le sacrifice de votre père vous fait-il prendre conscience, à ce moment, de votre judéité ?
S.K. : Je comprends que je suis pourchassé et que ce n’est pas le cas de ceux qui ne sont pas juifs, mais le mot « juif » ne représente pas grand-chose pour moi puisque mes parents sont athées. Mon père n’a pas fait sa Bar Mitzvah, ma mère ne va jamais à la synagogue. Ils venaient de Roumanie. Ils avaient choisi de vivre en France parce qu’ils s’étaient rencontrés à Paris et qu’ils aimaient ce pays.
Comment s’est passée votre vie entre ce 30 septembre 1943 et la fin de la guerre ?
S.K. : C’était une vie clandestine. Nous devions cacher le fait que nous étions juifs. Dans la rue, ma mère avançait sur un trottoir, ma sœur et moi sur celui d’en face. Dans le trolleybus, elle se mettait à l’arrière et nous à l’avant. Nous avions des instructions. Nous avons erré durant des semaines de meublés en pensions de famille. Nous avons finalement réussi à quitter Nice en février 1944. Après bien des péripéties, nous nous sommes réfug
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