À quand remonte chez les nazis la volonté d’anéantir les Juifs d’Europe ?

À partir de l’arrivée de Hitler au pouvoir, en 1933, l’objectif de rejeter les Juifs hors de la communauté nationale allemande est constant. Mais sa mise en œuvre a varié en fonction de la politique internationale.

Par exemple ?

En 1936, avant et pendant les Jeux olympiques de Berlin, la politique antijuive s’assouplit au point que les signes extérieurs d’antisémitisme disparaissent. Le succès des Jeux est à ce prix. Deux ans plus tard, les 9 et 10 novembre 1938, est organisé un pogrom, la « nuit de Cristal » : synagogues incendiées, magasins pillés et saccagés, une centaine de Juifs tués et 30 000 placés dans des camps… Cette terreur a pour seul but que fuient les Juifs d’Allemagne, en abandonnant tous leurs biens. En dépit de cette politique antisémite violente, le sentiment que cela peut s’arranger persiste chez certains. La blague célèbre du cinéaste Billy Wilder s’en fait l’écho : « Les pessimistes se sont retrouvés à Hollywood, les optimistes à Auschwitz. » À un moment donné, il n’a plus été possible de fuir.

Durant cette première période, les nazis ne cherchent-ils pas à transférer massivement les Juifs dans un autre pays ?

Ils ont réfléchi à plusieurs projets migratoires. Le plus important a été celui de Madagascar. C’était une vieille idée, réactivée dans les années 1940-1941. Elle consistait à créer une énorme réserve juive gardée par la SS sur l’île, alors sous administration française.

« Il y a génocide quand on tue les familles, quand on veut supprimer la possibilité d’une descendance »

Mais cela supposait donc d’abord la signature d’un traité de paix avec la France, et surtout une circulation paisible sur les mers. L’idée a été abandonnée. Un autre projet s’est concrétisé en Pologne, à Nisko, au sud de Lublin, où l’on a commencé à déporter des Juifs de Prague et d’autres villes. Ce sera un fiasco. Enfin, il y aura le projet de transférer tous les Juifs d’Europe en Sibérie, qui ne verra pas le jour en raison de la défaite allemande en Union soviétique.

Comment les Allemands passent-ils de ce schéma à l’organisation de l’anéantissement des Juifs ?

Les historiens d’aujourd’hui réintègrent l’idéologie. Le premier qui l’a fait de manière magnifique, c’est bien sûr Saul Friedländer. L’idéologie en question est assez simple et se réduit à une équivalence : Juif = communiste = volonté de détruire l’Allemagne. Conclusion : il faut détruire les Juifs avant qu’ils ne détruisent l’Allemagne.

« Ces modes opératoires, qui ont été utilisés parallèlement, constituent un seul et unique crime de génocide »

Lors de l’invasion de l’Union soviétique en 1941, des Kommandos, les Einsatzgruppen, suivent la progression de l’armée avec pour mission d’éliminer les Juifs et les communistes. Uniquement les mâles au départ, en juin 1941. Et puis, assez vite, à partir d’août, en ce qui concerne les Juifs, on s’attaque aussi aux femmes et aux enfants. C’est un génocide régional. Il y a génocide quand on tue les familles, quand on veut supprimer la possibilité d’une descendance.

Quel est le modus operandi de ces crimes de masse ?

On fait venir les gens dans un lieu, on leur fait creuser des fosses, on les oblige à se déshabiller et on les fusille. Puis les Kommandos recouvrent de terre les fosses, ce qui pose après quelques mois des problèmes. Si bien qu’à partir de 1943, un Kommando spécial est formé, le Kommando 1005, pour exhumer les cadavres et les brûler. Environ 1 million de personnes sont assassinées de la sorte. Les principaux responsables de ces tueries ont été jugés lors de l’un des procès de Nuremberg.

Ce n’est pas l’arme qui fait la Shoah. Il n’y a pas une Shoah par balles, une Shoah par famine (70 000 Juifs meurent d’inanition dans le ghetto de Varsovie), une Shoah par gaz, etc. Ces modes opératoires, qui ont été utilisés parallèlement, constituent un seul et unique crime de génocide.

Comment se met en place l’extermination dans les camps ?

À partir de la fin 1941, les choses changent. Pour reprendre l’expression de l’historien Raul Hilberg, des « centres de mise à mort » sont installés à côté de terminaux ferroviaires ou de terminaux routiers. Ce sont des lieux dans lesquels les Juifs et les Tsiganes sont transférés uniquement pour être exterminés.

« La conférence de Wannsee a lieu quelques semaines après l’entrée en guerre des Américains »

Ils sont principalement situés sur le territoire d’une Pologne alors rayée de la carte. Le premier est à Chelmno, puis il y a les camps de Belzec, de Treblinka, de Sobibor, de Majdanek et d’Auschwitz. À Chelmno, c’est dans les camions : on envoie le gaz dans l’habitacle. C’est un génocide qui va s’étendre à l’Europe en mars 1942, quand la Solution finale commence sur tout le continent.

Dans ce contexte, quel est le rôle de la conférence de Wannsee, qui se tient le 20 janvier 1942 ?

C’est l’équivalent de ce qu’on appelle en France une « interministérielle » : à Wannsee, tous les ministères, toutes les administrations qui ont un rapport avec la Solution finale se retrouvent. Cette brève réunion est destinée à organiser, à cadrer les choses. Ce qui veut dire que la décision a été prise avant, au terme d’un long processus de déploiement de l’idéologie d’un Reich judenrein (« pur de tout Juif ») : du projet de créer une réserve, on est passé à celui d’extermination.

« C’est très important que l’on saisisse la dimension irrationnelle de cette politique »

Deux éléments ont été décisifs. D’abord, d’octobre 1941 à janvier 1942, la résistance de l’Armée rouge devant Moscou et donc l’impossibilité pour Hitler de procéder rapidement à la déportation de tous les Juifs en Sibérie. Ensuite, le 7 décembre 1941, l’attaque japonaise contre les Américains à Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis en réaction. À partir de là, Berlin considère qu’il n’y a plus de raison de ménager Washington qui, dans la vision d’un Hitler et d’un Himmler, est aux mains des Juifs. La conférence de Wannsee a lieu quelques semaines après l’entrée en guerre des Américains.

Comment procèdent les nazis pour organiser le génocide ?

Cela dépend des endroits. Avec l’aide des gouvernements collaborateurs, comme en France, ou sans. En train ou en bateau, comme pour les Juifs de l’île grecque de Corfou à qui il fallait quinze jours pour rejoindre Auschwitz ! C’est pour moi très important que l’on saisisse la dimension irrationnelle de cette politique, qui ne peut se comparer à rien. Pour les Tutsis et les Hutus, le massacre a lieu sur place ; pour les Arméniens, on vient leur prendre leur territoire. Là, les nazis recherchent une jeune fille comme Simone Veil à Nice, une Anne Franck à Amsterdam, un Imre Kertész en Hongrie… C’est inouï.

« À Auschwitz, autour d’un million cent mille personnes ont été assassinées, dont un million de Juifs »

La meilleure amorce d’explication, c’est celle de Saul Friedländer pour qui l’antisémitisme nazi se différencie des autres antisémitismes par son côté « rédempteur ». Si on n’extirpe pas les Juifs, on ne peut installer un Reich de mille ans.

Combien de Juifs ont été exterminés pendant la Shoah ?

Environ 6 millions. Raul Hilberg avait reconsidéré ces chiffres à la baisse, vers 4,5 millions. Les dernières recherches, notamment dans les archives des pays de l’Est, ont conduit à leur réévaluation à 7 millions.

Pourquoi Auschwitz est-il devenu le symbole de la Shoah ?

Il y a plusieurs raisons. D’abord, c’est le plus grand cimetière de la guerre. À Auschwitz, autour d’un million cent mille personnes ont été assassinées, dont un million de Juifs. C’est aussi le lieu d’extermination le plus international, celui qui a été choisi par les dirigeants nazis pour la déportation de tous les Juifs d’Europe. 

À la différence des autres camps, Auschwitz est un lieu très composite, avec plusieurs secteurs : un camp de concentration (Auschwitz 1), une zone de mort (Auschwitz 2, une partie de Birkenau) et une zone industrielle (Auschwitz 3). Ce dernier secteur comprend des usines, dont celle construite par IG Farben, surnommée Buna d’après l’abréviation désignant le caoutchouc synthétique qu’elle était destinée à produire. Une quarantaine de Kommandos lui sont rattachés, dont des équipes agricoles pour fournir à la garnison SS d’Auschwitz (7 000 à 8 000 hommes et quelques femmes) de quoi manger ou soutenir l’effort de guerre.

Peut-on encore s’attendre à faire des découvertes sur Auschwitz ?

Oui, même si je ne pense pas que le tableau d’ensemble en sera bouleversé. Les photos représentent un support intéressant. On en retrouve régulièrement dans des archives familiales, prises par d’anciens gardiens. Dans les camps mêmes, on n’a pas tout exploré. La dernière partie d’Auschwitz, qui s’appelait le Mexico, n’a pas été fouillée. C’est la zone où l’on parquait les Hongrois à leur arrivée. Il est bien tard aujourd’hui pour retrouver des choses dans ces terres marécageuses, mais tout est possible. Toutes les découvertes ont été le fait du hasard.

Quel a été l’apport de Serge Klarsfeld dans l’écriture de cette histoire ?

Il a été très précurseur. C’est comme s’il avait saisi avant tout le monde l’importance des noms, des visages et des histoires individuelles. Avec Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, il rend à chacun son histoire, une identité. Il a aussi révélé quantité d’archives. On ne peut séparer chez lui le travail historique, le travail de mémoire et la recherche de réparations matérielles et symboliques. Le discours de Chirac en 1995, par lequel le président admet la responsabilité de l’État français dans la déportation, c’est lui qui l’a nourri. On peut le relire cent fois, c’est un discours impeccable. Cela ne veut pas dire que Serge Klarsfeld ne s’est jamais trompé, mais il a été d’une incroyable efficacité. Il a fait plus que bien des labos du CNRS ! Le fait de ne pas être formaté par l’université lui a donné une immense liberté. En France, c’est lui qui aura marqué l’histoire. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & MANON PAULIC

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