Marc est guide. Il travaille pour le Bus Turístic, un bus à deux étages qui passe par les sites les plus célèbres de Barcelone. Les touristes, en troupeau discipliné, attendent aux arrêts et, en fonction de leurs intérêts ou de leur fatigue, décident de monter dans l’un des bus et d’emprunter l’une des trois lignes du service (bleue, verte ou rouge). Marc accueille les passagers (plus de deux millions par an selon les statistiques officielles) avec une sympathie d’automate, apprise dans les stages du service clientèle de l’entreprise. Puis, un sourire cordialement artificiel aux lèvres, il leur remet le prospectus détaillant les monuments qui jalonnent le circuit et, avec une lassitude ou une résignation qui varie selon l’heure et le jour, il retourne écouter le discours préalablement enregistré dans différentes langues racontant les mensonges qui constituent le fondement théorique du tourisme. Gaudí et le modernisme. Le gothique. La rationalité de l’Eixample. Picasso. Miró. Dalí. Les bombardements de la guerre civile. Et, bien entendu, l’étape qui suscite le plus d’attente chez les passagers : quand le bus s’approche du Camp Nou1 et que l’impatience se propage parmi les sièges et déclenche la frénésie photographique des voyageurs, pressés de tirer le portrait de la silhouette majestueuse du stade.

Pour rendre le voyage moins monotone, Marc a pour habitude de prêter attention aux détails qui l’aident à supporter l’aspect le plus répétitif et le plus prévisible de son travail. Par exemple : pour s’amuser, il élabore des statistiques mentales, silencieuses et complexes, où il compare la présence des Japonais (à la baisse) à celle des Russes (à la hausse). Ou alors, il lutte contre l’ennui en attendant le moment où, avec une ponctualité quasi paranormale, un touriste anglais se décide à vomir bruyamment quand le bus entame son ascension de la montagne de Montjuïc. Ou encore, comme un jeu, il s’assure qu’en marge des modes et des époques, il y a toujours une touriste française mélancolique qui observe le paysage, affichant une expression semblable à celle que pourrait lui inspirer le naufrage d’un transatlantique, un tremblement de terre filmé au ralenti, l’annonce d’une maladie incurable ou le sacrifice massif de chiens errants.

Chez les guides touristiques, la présence de cette Française mélancolique fait généralement naître de longues et stupéfiantes élucubrations. Ils ne savent déjà plus s’il s’agit d’une légende urbaine, comme celle de l’auto-stoppeuse fantôme, ou d’une réalité qui, comme l’affirme Marc, se confirme à chaque voyage, avec une rigueur scientifique. Pourquoi ces Françaises ont-elles toutes une peau laiteuse, trop sensible au soleil et imperméable aux compliments ? ­Pourquoi sont-elles toujours attirantes sans pour autant être franchement belles ? Pourquoi répondent-elles toujours à ­l’amabilité des guides par une ébauche de sourire qui, au lieu de stimuler l’empathie et favoriser le dialogue, dissuade et transmet une espèce de drame secret, impossible à partager ? Comment les guides peuvent-ils savoir si elles sont françaises, quand, dans la plupart des cas, ils ne les ont jamais entendues parler ou qu’il n’existe aucun document qui ­l’atteste ? Peut-être sont-elles des espionnes envoyées par le gouvernement français pour surveiller les villes touristiquement émergentes et leur force obscure ?

En général, Marc participe à ces débats au pied du bus, avec une énergie presque adolescente, semblable à celle de ses collègues. Tous prennent un malin plaisir à critiquer les passagers, que ce soit un individu en particulier ou tous les ressortissants d’un pays. Marc a le sentiment, probablement pour cette raison, que son immature rancœur professionnelle revêt une certaine grandeur lorsqu’il fixe son attention sur la mystérieuse aura des Françaises mélancoliques. Avant que les passagers ne montent dans le bus, il aime repérer, déjà dans la file, sa Française du moment (différente des autres Françaises qui empruntent aussi ce service, mais dont le comportement suit l’uniformité composite et prévisible des autres nationalités de mammifères touristiques). Il se réjouit de savoir que la Française, après quelques secondes ­d’hésitation, s’installera toujours au même endroit (l’étage du bas, près d’une fenêtre, côté gauche du véhicule), les yeux grands ouverts, tel un poisson coincé dans un bocal contemplant son propre reflet. Son attitude obéit à un modèle comportemental immuable : elle transmet une fragilité et une timidité ­apparentes qui constituent, en réalité, une barrière insurmontable de fermeté. Une fermeté qui, de plus, est généralement complétée par des moyens inattendus et cependant efficaces, tels que se mettre à consulter un guide, ouvrir un livre ou une revue quand il semble qu’un contact avec un autre passager puisse se produire et, surtout, elles manifestent toutes un mépris total pour les touristes italiens, si populaires parmi le reste des voyageurs.

Marc aime regarder les livres que les Françaises lisent. Il soupçonne qu’ils ne sont qu’un recours, un bouclier de protection. À vrai dire, spécule-t-il, elles se fichent du contenu (la preuve en est qu’une fois il a vu la passagère française ouvrir d’un coup un guide de Lisbonne, comme si elle le consultait pour comparer ce qu’elle avait lu avec ce qu’elle voyait par la fenêtre) et il lui semble que la variété des auteurs et des thèmes traités ne sont le résultat d’aucune stratégie, mais répondent strictement au hasard. (Que peuvent avoir en commun une édition de poche d’un roman de San-Antonio, un guide des fleurs des Pyrénées, les mémoires de Laurent Fignon, une étude sur les origines de Milou, une revue contenant une nouvelle qui parle du bus touristique de Barcelone, ou le roman No limit du champion de poker Tom Verdier ?) Tous les guides touristiques de Barcelone savent que la touriste française mélancolique comme il faut2 ne regarde jamais les monuments. Qu’elle se moque de savoir si « nous passons à l’instant devant la Pedrera » ou si « nous montons le Paseo de Gracia », ou si le véhicule circule sur la promenade maritime près de la statue de Colomb. Marc, qui a toujours utilisé son imagination comme une méthode récréative et un moyen d’échapper aux assauts routiniers de la réalité (parfois jusqu’à des limites frisant dangereusement le psychédélisme), soupçonne que la Française contemple le paysage avec une évidente et destructive volonté d’érosion. C’est comme si, son regard répandant indistinctement sa mélancolie, elle acquérait le pouvoir surnaturel de rendre la ville plus triste et de la soumettre à une soudaine et irrécupérable détérioration. Marc aime imaginer qu’il y a, dans tous les bus touristiques des grandes villes du monde, des commandos de Françaises mélancoliques qui contribuent à nuire et à discréditer le paysage des villes de la concurrence, avec ce regard unique, aussi irrésistible qu’insupportable.

Sa Française mélancolique du jour n’est pas différente des autres. Bien qu’elle se cache derrière un sourire apparemment cordial et feigne d’écouter attentivement la bande son informative que crachent les haut-parleurs du bus, Marc sait qu’elle se fiche de l’histoire des grandes avancées urbaines ou d’entendre que les Jeux olympiques de 1992 ont servi à transformer la ville (ce que ne dira jamais l’enregistrement, c’est qu’à partir de cette année de tous les prodiges, Barcelone a commencé à se métamorphoser en l’hydre satisfaite et monstrueuse qu’elle est aujourd’hui et que les dimensions de sa voracité omnivore, proportionnelle à l’insensibilité de son palais, l’ont changée en un danger semblable à celui tapi dans les eaux sales et perverties de Venise). La passagère n’est pas plus impressionnée quand, à l’étage supérieur, un Anglais vomit bruyamment, ni ne s’effraie des cantiques footballistiques de ses compagnons de voyage à l’approche du Camp Nou. Et aux Italiens qui tentent de la séduire avec d’ancestrales formules de galanterie (approuvées par des siècles de pratique infaillible), elle lance un regard de mépris dissuasif, aussi efficace qu’un laser ou une injection létale. Un vrai miracle : non seulement l’envie de drague passe tout à coup aux pauvres Italiens, mais ils n’ouvrent plus la bouche du reste du voyage, et, en arrivant à leur destination, plutôt que des Italiens à la sexualité débordante, ils ont l’air de Belges castrés qu’on aurait mis dans une machine à laver géante et soumis à une frénétique séance d’essorage.

De loin, Marc ne parvient pas à identifier le livre derrière lequel se cache la Française. Il s’est approché deux fois, mais elle est parvenue à le dissimuler d’un mouvement rapide et inattendu. C’est pourquoi, lorsque le dernier voyage se termine et qu’il doit s’occuper de vérifier qu’aucun passager n’a rien laissé, il est ravi de se rendre compte que la Française a bel et bien oublié le livre sur son siège. Au moment de le prendre, Marc s’arrête : il soupçonne que le livre n’est pas là par négligence, ni par hasard. La manière avec laquelle elle semble l’avoir oublié est trop parfaite (obliquement centré ou centralement oblique, par rapport au contexte visuel du siège) pour être la conséquence d’un simple oubli. Mais sa curiosité et son imagination sont plus fortes que sa prudence. Résultat : Marc ne peut éviter de l’attraper et d’en lire le titre et l’auteur, qui ne lui disent rien du tout. Papiers collés 3, Georges ­Perros. Il connaît mal le français, alors il va chercher la complicité d’Ernesto, un collègue péruvien qui concilie son emploi de guide avec des études supérieures de philologie et un travail de traducteur occasionnel de manuels scolaires. D’un geste expert, Ernesto feuillette le livre sans ciller, se concentrant sur les paragraphes soulignés. Impatient, Marc lui demande de quoi il traite, mais Ernesto reste imperturbablement silencieux, jusqu’à diagnostiquer enfin : « On dirait un mélange d’aphorismes, de réflexions et de journal. » Marc ne sait pas ce que signifie le mot aphorisme, mais il insiste pour que son collègue lui traduise l’une des phrases soulignées. Après quelques secondes d’hésitation, Ernesto finit par dire : « Les Européens sont saturés d’une culture qu’ils n’ont pas. » De prime abord, le fait que quelqu’un puisse se sentir saturé d’une chose qu’il n’a pas semble à Marc d’une stupidité monumentale, mais, à la manière de lire d’Ernesto, il note un certain ton d’admiration et, peut-être pour cela, il lui demande de traduire un autre passage. Ernesto, qui semble de plus en plus intéressé par le texte, dit : « Les femmes me regardent comme si j’étais une vache. » Intrigué, Ernesto continue la lecture et lui demande de lui laisser le livre, témoignant d’une impatience à le lire qui semble excessive à Marc, mais qu’il respecte, comme tout ce que fait ou dit Ernesto. Sans qu’il leur soit possible de le savoir, ils se saluent d’un au revoir que le futur démentira.

Dans la nuit, Marc est pris d’une crise de panique. Il transpire, il parle, il crie, il tremble et il rêve qu’au lieu d’être guide d’un vulgaire bus touristique, il conduit un char d’assaut. Au fur et à mesure qu’il avance dans différents lieux de la ville (une combinaison délirante de lignes vertes, bleues et rouges), il tire sur les monuments plus ou moins sacrés du vaste catalogue des merveilles locales. Dans son rêve, Marc se rend compte qu’il est en train de pleurer mais qu’il ne peut s’empêcher de tirer. Les explosions se succèdent et semblent aussi irréelles que les images d’un jeu vidéo. En se réveillant, Marc a un goût métallique dans la bouche, comme le sentent les personnages qui se réveillent d’un rêve étrange dans les livres que Marc n’a pas l’habitude de lire. En arrivant au travail, il est surpris de ne pas voir Ernesto mais il y attache peu d’importance jusqu’à ce que, en repérant la Française mélancolique du premier voyage de la journée, il note qu’elle tient le même livre, Papiers collés 3, que la Française de la veille. Il aimerait le dire à Ernesto, car cela lui semble plus qu’un hasard, et il en vient à s’inquiéter pour Ernesto (ou, pour être plus exact, pour son insolite absence). Cependant, la routine du travail ­l’absorbe pendant des heures. Le paysage lui paraît plus sombre que les autres fois et il ne peut éviter de se rappeler la facilité avec laquelle s’effondraient la Sagrada Familia ou la Casa Milá quand, les visant du tout-puissant canon du char, il tirait à volonté et avec un acharnement effréné. La Française mélancolique, pendant ce temps, semble désirer qu’il remarque le livre qu’elle feint de lire, comme si cette coïncidence faisait partie d’un message secret que Marc ne parvient pas à déchiffrer (Ernesto, en revanche, saurait certainement le faire).

Après avoir nettoyé l’inévitable vomi du touriste anglais (un ciment abstrait aux textures de sangria et de sèche à la plancha ; entre Antoni Tápies et Miquel Barceló), Marc a l’air plus fatigué que d’habitude et peste contre les servitudes routinières d’un travail qu’il se promet tout le temps de quitter, mais auquel il ne cesse de se rendre. La voix des haut-parleurs poursuit impassiblement sa litanie de mensonges officiels. La plupart des passagers écoutent le message avec une discipline pleine d’ironie, comme s’ils avaient tous l’intuition de participer à un spectacle qu’il serait bon d’entretenir et qui exige d’eux, que ça leur plaise ou non, qu’ils fassent semblant de s’intéresser à des choses sans intérêt. Par expérience, Marc sait que ceux qui méprisent le plus le service de bus touristique de n’importe quelle ville sont ceux qui l’utilisent. Qui plus est, il lui arrive de soupçonner qu’ils l’empruntent précisément pour se sentir humiliés au-delà de la limite du raisonnable. Ils le font car participer à cette farce généralisée (comprenez, la farce du tourisme) et être complices d’un manège aussi spectaculaire fait naître chez eux une sorte d’émotion intense et contradictoire. Une émotion quasi masochiste, qui leur procure un plaisir beaucoup plus intéressant, parce que pervers et maléfique, que celui produit par la simple admiration grégaire de la beauté de monuments arbitrairement étiquetés merveilles du monde (le plaisir du mal : qu’est-ce que je pourrais vous raconter que vous ne sachiez pas ?).

Marc est surpris par la soudaine complexité de ses pensées et de ses émotions. D’habitude, il se distrait avec des détails extérieurs à sa personne et cela l’amuse. Aujourd’hui cependant, il semble que la gueule de bois du rêve et la présence toujours plus active de la Française mélancolique sont en train de lui faire perdre pied. Il sent que le contrôle et l’initiative lui échappent. ­Fébrile, il monte à l’étage supérieur du bus pour prendre l’air. Il détecte un début de tachycardie qu’il essaie de contrôler en regardant ce qu’on a l’habitude d’appeler paysage et qui, à Barcelone, peut être n’importe quoi. Là, il voit le profil mutant de la ville, capté dans cet instant précis de transition, sur le parcours du bus. Un moment entre deux monuments, comme un territoire n’appartenant à personne sur lequel, en apparence, rien ne semble particulière­ment important. Là, les passagers se reposent, conscients que pour quelques secondes ils n’ont pas besoin de se comporter tels les touristes hypnotisés qu’ils sont censés être. Là, il n’y a que des gens qui se déplacent d’un endroit à un autre, à l’instar des passagers des lignes conventionnelles d’autobus. Et alors, savourant ce privilège fugace, ils regardent et sentent les choses d’une manière différente, délicieusement machinale et insignifiante, comme le fait Marc, fébrile et en même temps surpris, face à la normalité de tout ce qu’il voit. Il se concentre sur des détails qu’il n’avait pas remarqués au long de toutes ces années. Il pourrait presque les énumérer : la courbure parfaite d’un réverbère, le pas assuré d’une belle femme ou l’indolence d’un homme en t-shirt fumant au balcon d’un immeuble (un homme qui, à la différence des autres, ne prend déjà plus la peine de saluer les touristes car il est concentré sur la perfection du moment). Et c’est alors que Marc se rend compte qu’il ne s’agit pas de n’importe quel homme mais de Gaudí. Et même s’il est parfaitement conscient du fait qu’il ne peut s’agir de Gaudí, Marc refuse de nier l’évidence de cette expérience, le voir là, fumant, en t-shirt, qui l’observe fixement. Et même s’il ne connaît de Gaudí que ce que savent tous les Barcelonais (qu’il est mort renversé par un tramway et que lorsqu’il fut amené à l’hôpital, on a mis plusieurs jours à l’identifier car il avait l’air d’un misérable mendiant ; c’est la partie de l’histoire qui nous plaît le plus), en même temps il sent que, brusquement, il sait tout de lui. Et que, précisément pour cette raison, il peut reconnaître dans le regard intensément sérieux de cet homme, son fanatisme végétarien, son obsession destructrice pour la santé, son complexe de rouquin et son regret de ne pas avoir eu la carrure qu’il aurait voulue. Et qu’il peut interpréter son sombre rictus comme l’ombre d’un ressentiment qui l’a accompagné durant des années, toujours vulnérable et susceptible aux regards et aux commentaires, toujours conscient que certains (jusque parmi ses amis et ses connaissances) le considéraient comme un homme faible, effacé, introverti. Un homme avec une exaspérante tendance au monologue, s’attachant avec force à la conviction d’être, malgré tout, beau garçon, ou pour le moins attrayant, cultivant d’abord ses propres complexes comme une matière première pour se surpasser et, plus tard, convertissant ce feu intérieur en une chose moins religieuse que profonde et spirituelle. Un homme influencé et marqué par l’intensité architecturale du monastère de Poblet, qui adopte avec conviction, comme une conversion personnelle, les méthodes de Pythagore, tel un disciple imitant son maître, et certains principes d’austérité. Un homme qui travaille et étudie avec passion, comme s’il était appelé à une mission supérieure, qui se distingue déjà dans ses premiers projets, lorsqu’il dessine un corbillard à l’iconographie d’apparence maçonnique ou un lampadaire en forme de candélabre, formé à la liturgie en tant que source unique de connaissance, soignant les détails de l’ornementation jusqu’à dénicher les meilleurs artisans pour mener à bien ses idées. Des idées sorties de nulle part, hérétiques et qu’Ernesto, s’il avait été présent, dans le bus avec Marc, le regardant fixement dans les yeux et lui confirmant qu’il s’agit effectivement de Gaudí, qualifierait d’organiques, un adjectif que Marc n’aurait jamais eu l’idée d’utiliser. Parce qu’il lui suffit, à lui, qui ne sait pas si son cœur accélère ou s’il ralentit, de sentir que sans le savoir, il sait tout ce que personne n’a jamais su sur Gaudí. Et qu’il a le privilège stupéfiant d’être en train de le regarder fixement dans les yeux et de le reconnaître pleinement. De savoir, même si c’est impossible, que cet homme qui est mort renversé par un tramway est Gaudí en personne. Non pas son fantôme, non pas la légende urbaine, mais l’architecte mille fois ­interprété et surinterprété, l’homme dont les fêlures, aujourd’hui encore, suscitent des disputes belliqueuses sur sa sanctification ou sa condamnation, l’homme au caractère infernal dont quelqu’un a dit : « Dieu est le seul avec qui Gaudí n’a pas mal fini. » Et là, à l’étage supérieur du bus, comme s’il n’était pas capable de supporter ce regard (un regard plein de gargouilles et de symboles, plein de colonnes délibérément tordues et asymétriques), Marc se retourne et contemple le ciel. Le ciel de Barcelone, qui tisse un dégradé de couleurs chaudes vers un crépuscule qui se devine déjà dans les phares allumés des voitures et dans la lassitude moribonde des junkies affalés aux coins des rues dans l’attente d’une aumône qui puisse les aider, ou d’un peu de chance, se dérobant aux touristes, sobres et ivres, aux putes nigériennes mineures et à trois types différents de policiers. Et c’est là, en cet instant même, alors que la voix nasale et mécanique de l’enregistrement s’arrête quelques secondes, que Marc se sent étrangement en paix avec lui-même et rassemble les forces nécessaires pour redescendre à l’étage inférieur. Et, en voyant sa Française, elle lui semble plus normale et moins mélancolique que les autres fois et il soupçonne qu’avec ses collègues, ils ont spéculé plus qu’il ne fallait, et dans le vide. À l’évidence, la Française en question semble vraiment l’ignorer. En cet instant précis, elle regarde vraiment le paysage jusqu’à ce que, non parce qu’elle l’aurait provoqué mais plutôt parce qu’il l’a cherché, leurs regards se croisent et Marc s’aperçoit – c’est une question d’un dixième de seconde, mais il a plus de valeur que tout ce qui a eu lieu ces derniers temps – que là, sur le point de prendre une autre rue porteuse de preuves irréfutables de la splendeur locale et de son architecture baroque, là, tandis que le moteur de l’autobus rugit, la Française supposément mélancolique le regarde comme s’il était une vache. 

Traduit de l’espagnol par ANTONIO WERLI

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