En mars 2020, alors que l’épidémie de Covid-19 s’étend, la France s’aperçoit avec stupeur qu’elle ne produit ni ses propres masques chirurgicaux, ni son paracétamol, ni d’autres produits essentiels. Depuis, la question de l’industrie a pris une place centrale dans le débat public. Le contexte géopolitique instable – guerre en Ukraine et autres conflits, guerre économique sino-américaine, tensions autour de Taïwan – pousse tous les États européens à vouloir renforcer leur souveraineté par une meilleure maîtrise des chaînes de valeur. En France, le président de la République a présenté la réindustrialisation comme la « mère des batailles » et plusieurs mesures de soutien ont été mises en place, avec notamment les programmes France Relance et France 2030. C’est ainsi que la production de paracétamol va faire son retour en Isère en 2026 avec le groupe Seqens, tandis que Dunkerque connaît un renouveau industriel à travers la construction de plusieurs usines de batteries pour véhicules électriques, une filière largement dominée par la Chine jusqu’ici.

Après avoir délocalisé durant plusieurs décennies un grand nombre de nos usines vers des pays aux normes sociales et environnementales presque inexistantes, après avoir détruit de nombreux emplois industriels et avec eux des savoir-faire, la France affiche l’ambition de refaire de l’industrie un pilier central de notre société. À travers cette politique, il s’agit aussi de renforcer la cohésion sociale et territoriale, tout en réduisant l’empreinte environnementale des productions.

 

Réindustrialiser pour renforcer la cohésion sociale et territoriale

Il ne faut pas voir dans l’industrie le remède miracle à tous nos maux, mais une base industrielle forte est un levier pour créer de la valeur ajoutée sur le territoire, laquelle permet à son tour de soutenir notre modèle social. Or la France, en se désindustrialisant, s’est rendue dépendante d’autres nations en important de nombreux produits – depuis les puces électroniques de ses voitures électriques jusqu’aux principes actifs de ses médicaments, en passant par les vêtements et les téléphones. Le pays présente ainsi la balance commerciale la plus déficitaire de la zone euro (- 99,9 milliards d’euros en 2023). Nous pourrions penser qu’il n’est pas grave d’importer, car nous créons de la valeur en nous spécialisant sur les tâches en amont et en aval de la production : la R&D (« recherche et développement »), la conception, le service après-vente… Mais le niveau de notre dette publique et la dégradation de nos services publics montrent que nous avons fait fausse route. Il va falloir du temps pour reconstruire ce qui a été défait ces quarante dernières années.

L’industrie a une capacité de création d’emplois forte sur l’ensemble du territoire et propose généralement, à compétences égales, des emplois mieux rémunérés que dans les autres secteurs. Elle génère à la fois des emplois directs dans les usines, des emplois indirects chez les fournisseurs et les sous-traitants, mais aussi des emplois induits par la consommation des salariés, la fiscalité et la création d’emplois publics liés au dynamisme territorial. D’après le baromètre des entreprises en France de 2023, un emploi direct dans l’industrie entraîne la création de 1,6 emploi indirect alors que ce ratio est, par exemple, de 1,1 dans le transport et la logistique ou de 1,2 dans les services financiers et assurances.

 

Un emploi direct dans l’industrie entraîne la création de 1,6 emploi indirect

 

Plus une entreprise s’approvisionne en France, plus elle contribue à générer des emplois et des recettes fiscales sur le territoire. Symbiose, l’usine électronique du groupe Lacroix implantée dans le Maine-et-Loire et inaugurée en 2022, incarne à la fois le renouvellement de l’industrie française et l’importance de l’ancrage dans un écosystème local. L’un des enjeux de la réindustrialisation est donc que l’ensemble des acteurs jouent le jeu en favorisant, par leur stratégie d’achats, la reconstruction de systèmes productifs locaux. La région Bretagne, le réseau régional des chambres du commerce et de l’industrie ainsi que différents groupements d’entreprises sont ainsi en train de développer un « indice breton de l’achat local », pour soutenir les relocalisations par les achats.

Et les choses changent ! Depuis 2017, la dynamique de l’emploi industriel s’est inversée en France : après avoir baissé de 2,5 millions depuis 1970, le nombre de travailleurs dans l’industrie manufacturière a progressé de près de 100 000 entre fin 2017 et aujourd’hui. Cela a permis à l’industrie de retrouver son niveau d’emplois d’avant 2013. Mais des différences se font jour entre les territoires. On observe notamment que les créations de postes se font plutôt dans l’ouest du pays, aux secteurs – aéronautique, naval, etc. – plus dynamiques. En revanche, les fonderies sont affectées, à l’image des Fonderies du Poitou, près de Châtellerault – qui produisaient de la fonte et de l’aluminium avant d’être définitivement fermées en 2022 –, et l’équipementier automobile Novares, dans le Bas-Rhin, est actuellement menacé. En outre, il est encore trop tôt pour constater l’effet sur l’emploi de la construction des usines de batteries pour véhicules électriques.

Cependant, ouvrir une usine ne signifie pas nécessairement créer autant d’emplois que par le passé – une nuance qu’il est important de rappeler. La renaissance industrielle induit souvent la recherche de gains de productivité et la réduction des coûts de production par une automatisation et une robotisation plus importante, ce qui réduit les besoins en main-d’œuvre.

Nous sommes aussi confrontés à un enjeu de formation et de compétences. En désindustrialisant, nous avons perdu de nombreux savoir-faire. En parallèle, l’industrie a vu son attractivité pâlir. Qui rêve que ses enfants aillent pointer à l’usine ? Le secteur secondaire est donc confronté à un triple défi : attirer de nouvelles générations dans ses usines, y compris vers des métiers parfois pénibles ; assurer le transfert du savoir accumulé par les travailleurs actuels vers les nouvelles générations ; reconstruire les savoir-faire détruits avec la désindustrialisation. L’industrie se transforme, mais elle doit encore travailler à changer son image auprès du public.

 

Réindustrialiser pour préserver l’environnement

Recréer une industrie française est-il compatible avec la transition écologique, notamment ? Industrie et environnement semblent antinomiques, pourtant il est impératif de les réconcilier. La réindustrialisation est un levier pour réduire l’empreinte carbone de la France en baissant la part des émissions importées. Pensons qu’un kilogramme de textile produit et consommé en France a une empreinte carbone deux fois plus faible que s’il était importé de Chine, essentiellement en raison du mix énergétique, qui repose ici sur le nucléaire et là-bas sur le charbon. Relocaliser 25 % de la production des textiles achetés en France permettrait de diminuer nos émissions de gaz à effet de serre de 3,5 millions de tonnes équivalent CO2 par an.

Au-delà de la décarbonation, réindustrialiser pose des questions plus vastes, comme l’impact des choix industriels sur la biodiversité ou sur la bétonisation d’espaces naturels. Il faudra envisager des usines verticales, sur plusieurs étages, plutôt qu’horizontales, afin de limiter l’emprise au sol, mais aussi travailler sur l’intégration paysagère et, surtout, exiger des futurs sites industriels qu’ils soient neutres en carbone dès leur conception pour limiter les pollutions sur les écosystèmes. Autre mutation majeure : la surconsommation de produits manufacturés est incompatible avec les objectifs environnementaux. L’impératif de sobriété remet donc en cause le modèle économique de certaines entreprises fondé sur une massification de la production qui permet de baisser les coûts unitaires. Enfin, recréer des emplois industriels en France pose la question des déchets et du recyclage. À la fois dans une logique de recherche de souveraineté – recycler l’aluminium ou l’acier permettrait de moins dépendre des importations chinoises –, mais aussi dans un contexte de tension sur certaines matières premières critiques, comme le lithium, indispensable aux véhicules électriques.

 

Le chemin de la renaissance industrielle repose sur un engagement partagé : dirigeants d’entreprise, collectivités locales, État stratège et régulateur, universitaires et simples citoyens, nous avons tous un rôle à jouer pour décider collectivement du chemin à emprunter. Et ainsi construire un projet de société dans lequel l’industrie et les emplois qu’elle génère trouvent pleinement leur place. 

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