« Il faut un moratoire sur les licenciements »
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Quelle est selon vous la température du pays ?
Je suis très inquiète. Il y a une grande colère et une forme de fatalisme qui se traduisent par la montée de l’abstention ou du vote à l’extrême droite. Cette lassitude s’explique par les différents passages en force face à la mobilisation contre la réforme des retraites ou par le fait que le président n’a pas tenu compte des résultats du second tour des législatives.
Comment transformer un sentiment d’impuissance en combativité ?
Il est vrai que nous faisons face à un autoritarisme gouvernemental et patronal qui s’est habitué à ce que tous ses désirs soient des ordres. Mais nous avons des points d’appui : la colère et la défiance sont très fortes et des mouvements s’annoncent un peu partout. On nous promet du sang et des larmes, alors que nous avons déjà été ponctionnés par la réforme des retraites, celles de l’assurance-chômage et du Code du travail, comme par le gel des salaires. On nous a dit que nos sacrifices permettraient à la situation de notre économie de s’améliorer en attirant les investisseurs ; en fait, cette politique a creusé le déficit budgétaire et celui du commerce extérieur n’a jamais été aussi dégradé.
Le chômage a tout de même baissé…
Légèrement, oui, mais nous nous situons dans une moyenne basse alors que la conjoncture était plutôt bonne au niveau européen et mondial. Et la France est devenue l’un des pays les moins industrialisés d’Europe. Derrière nous, il n’y a que le Luxembourg, Chypre et Malte !
D’où vient cette désindustrialisation ?
Elle est le résultat du partage des rôles avec l’Allemagne dans les années 1980, puis du mirage d’une industrie sans usines dans les années 2000. On voulait nous faire croire que la France pourrait se contenter d’être un pays tertiaire avec une spécialisation productive au niveau mondial.
Le discours a pourtant changé ces dernières années ?
Oui. On nous a traités de dinosaures qui n’avaient rien compris à la modernité et, aujourd’hui, on réalise que nous avions raison. Sauf qu’on ne peut pas réindustrialiser en suivant le credo du patronat, qui prétend qu’il faut baisser le « coût du travail » – ce que nous appelons, nous, le « prix du travail ». Depuis dix ans, cette politique de l’offre a déjà coûté un « pognon de dingue », comme dirait Emmanuel Macron. Les aides aux entreprises ont quasiment doublé pendant que leur fiscalité baissait considérablement.
Vous avez recensé près de 200 plans sociaux et 150 000 pertes d’emplois dans les prochains mois. Quelle en est la cause ?
Il y a certes des différences entre les secteurs d’activité, mais un point commun se dégage : à la différence de l’Allemagne, où les grandes entreprises sont soucieuses de la chaîne de leurs sous-traitants, nous avons ici un CAC 40 qui maltraite les ETI (entreprises de taille intermédiaire) et les PME, tout en se désintéressant du tissu industriel français. Regardez Michelin : 16 000 emplois en France, 130 000 à l’étranger ! Nos grandes entreprises se sont bien plus internationalisées que leurs homologues allemandes. Pour construire une politique industrielle, il faut faire l’inverse, reprendre la main sur nos multinationales et avoir un État stratège qui mette en place une véritable planification environnementale et industrielle.
Ce n’est pas le cas ?
Non, on a zéro anticipation, zéro stratégie. Un exemple : concernant l’isolation des logements – enjeu central pour la transition environnementale –, on a imposé des normes pour le bâti et la rénovation, seulement à aucun moment on n’a travaillé avec les industriels pour construire une chaîne de production qui permette d’éviter de recourir au matériel chinois. Idem pour les panneaux solaires.
Le pays a pourtant entamé un début de réindustrialisation ?
Bien trop timide. Quand on voit les plans de licenciements en préparation, si on laisse faire, c’est une grave saignée industrielle qui va se produire. Nos dirigeants ont mis un temps fou à comprendre, et je ne suis même pas certaine qu’ils aient vraiment pris conscience de la gravité de la situation. Ils nous parlent d’un rattrapage après la période du Covid mais, que je sache, Michelin n’est pas une entreprise zombie. Les plans de licenciements concernent d’abord de grands groupes qui font des bénéfices.
Pourquoi est-ce si important que notre pays se réindustrialise ?
Une société sans industrie forte est une société qui n’est pas autonome et qui a un problème de souveraineté. C’est un enjeu économique mais aussi démocratique, notamment après l’élection de Trump. Si l’Europe veut faire respecter ses principes démocratiques face aux États-Unis, à la Russie et à la Chine, il faut qu’elle pèse économiquement. Sur le numérique, nous sommes soumis aux règles américaines à travers l’hébergement des données sur leurs plateformes. Relativement à l’innovation en intelligence artificielle ou en génétique, il y a des enjeux éthiques, il faut développer la technologie au service de l’humain et non l’inverse. Pour cela, il est impératif d’avoir la maîtrise de ces outils.
Est-ce possible à l’échelle de la France ou bien seulement à celle de l’Europe ?
Il faut les deux niveaux. L’Europe est un échelon indispensable. Mais il y a de nombreux dysfonctionnements à corriger. Elle doit cesser d’être un espace de dumping. La première destination des délocalisations, c’est l’Europe ! Les paradis fiscaux ne se situent pas sur des atolls exotiques, mais au cœur de notre continent. Il faut aussi sortir de cette naïveté qui consiste à demander à nos industriels de respecter des règles tout en important des produits qui ne les respectent pas. Il faut donc que les droits de douane soient conditionnés aux normes sociales et environnementales. Compte tenu des investissements colossaux à faire, notamment en matière de transition énergétique, il faut sortir de l’austérité. Avec notre règle des 3 % de déficit, nous sommes à côté de la plaque.
N’est-ce pas ce que propose le plan Draghi, qui prévoit entre 750 et 800 milliards d’investissements par an ?
Oui, mais à la différence de Mario Draghi, nous pensons que c’est à la Banque centrale européenne (BCE) de financer les investissements publics, pas à des fonds d’investissement privés. Il s’agit d’un enjeu démocratique si l’on ne veut pas que les agences de notation spéculent sur notre avenir. Il faut aussi revenir sur le dogme de la concurrence libre et non faussée, qui nous force à démanteler nos champions nationaux comme Fret SNCF ou qui nous a obligés à libéraliser le marché de l’énergie, avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). Ce dispositif, c’est le monde des Shadoks ! On oblige EDF à vendre à ses concurrents un quota d’électricité quasiment en dessous de son prix de production et ces mêmes concurrents privés peuvent ensuite revendre cette énergie dix fois plus cher, y compris à EDF ! Ce système organise le déficit de cette société détenue par l’État, permet à Total et cie de se remplir les poches et asphyxie les ménages et les entreprises. Il faut d’urgence en sortir pour mettre à disposition de notre industrie une électricité à prix coûtant en intégrant les investissements nécessaires à la décarbonation de notre énergie.
Les entreprises françaises ne souffrent-elles pas d’un déficit de compétitivité ?
Le problème des entreprises françaises, ce n’est pas que les salaires seraient trop élevés : ils sont plus faibles que ceux de pays plus industrialisés comme la Suisse, l’Italie du Nord ou l’Allemagne. Ce dont elles souffrent, c’est de devoir se financer auprès de banques privées qui exigent une rentabilité à très court terme. Même la BPI, la Caisse des dépôts et consignations et l’Agence des participations de l’État fonctionnent comme n’importe quelle banque privée.
Quel regard portez-vous sur le projet de budget 2025, marqué par un effort demandé aux plus grandes entreprises et aux Français les plus riches ?
Mais cet effort est cosmétique et la contribution réclamée aux plus riches n’est que temporaire et elle n’est pas suffisante. Rappelons que le bilan du septennat d’Emmanuel Macron, c’est 1 000 milliards d’euros de déficit supplémentaire, dont la moitié du fait d’aides et de baisses d’impôts pour les grandes entreprises et les Français les plus aisés. C’est à eux, maintenant, de rembourser ! Puisque le gouvernement cherche 60 milliards d’économies, il peut aller regarder dans les 200 milliards d’aides publiques aux entreprises sans conditions ni contreparties. Rien que les aides à l’apprentissage ont triplé en quelques années pour atteindre 20 milliards – autant que le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche !
Que proposez-vous pour enrayer la remontée du chômage ?
Un moratoire sur les licenciements. Il faut se donner six mois pour que les représentants du personnel aient le temps, avec les pouvoirs publics, de travailler à des projets alternatifs. Laisser faire la saignée industrielle, c’est se condamner à mettre ensuite des années pour reconstruire un outil productif. Voyez la difficulté quand on veut relocaliser le Doliprane, ou telle ou telle production stratégique ! Ce n’est pas avec des gigafactory et des data centers que l’on résoudra le problème. Il faut réindustrialiser le pays à partir du tissu industriel existant en relocalisant la chaîne de valeur et en développant des circuits courts. L’industrie ne fonctionne pas en pièces détachées. Il faut avoir l’ensemble de la chaîne de valeur, sinon on est tout de suite bloqué. Ce plan de prévention, c’est ce que l’Allemagne avait fait après la crise de 2008 : contrairement à la France, elle avait déployé en grand l’activité partielle, limitant largement le nombre de licenciements.
Qu’y a-t-il de commun entre les difficultés de la filière automobile et celles de la grande distribution ?
Il y a certes des différences de situation, mais la question de la concurrence chinoise se pose pour toute l’industrie ; il y a donc des enjeux de protection aux frontières européennes. Seulement c’est tout le système qui est à revoir : si Michelin veut fermer son site de Cholet, c’est parce que celui-ci n’est pas compétitif par rapport à l’usine de Michelin en Thaïlande. La firme a organisé en son propre sein une concurrence au détriment des salariés français. Par ailleurs, la baisse de la consommation met notre économie en difficulté. Nous le disons depuis des années : le gel des salaires a un impact négatif. Au cours des trois dernières années, marquées par l’inflation, les grands groupes ont augmenté leurs prix pour préserver leurs marges. Chaque année, le CAC 40 bat des records de dividendes. C’est la boucle prix-profits qui a fait chuter la demande. Dans l’automobile, les véhicules électriques sont inaccessibles au portefeuille de la plupart des Français. Nous proposons depuis des années de construire en France un véhicule électrique à 15 000 euros, ce que Renault refuse afin de se concentrer sur les gros véhicules, plus rentables. Quant à l’augmentation des prix alimentaires, ce ne sont pas les agriculteurs qui s’en sont mis plein les poches, c’est l’agro-industrie et la grande distribution.
Pourquoi les agriculteurs sont-ils plus écoutés que les salariés ?
J’entends souvent dire, et cela m’inquiète : « Il faut faire comme les agriculteurs, on va tout bloquer, on va tout casser ! » C’est le pouvoir qui met ces idées dans la tête des gens. Alors que nos mobilisations sont très massives, le pouvoir passe en force ; alors que nos actions sont non violentes, plus de mille militants de la CGT sont poursuivis en justice. Il faut arrêter avec ce « deux poids, deux mesures » aux relents électoralistes, c’est un jeu très dangereux.
Propos recueillis par JULIEN BISSON & PATRICE TRAPIER
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