Le chômage n’est pas et n’a jamais été une réalité homogène. Surtout, il a évolué dans le temps. Avant le choc pétrolier des années 1970, il concernait avant tout des hommes, ouvriers, licenciés pour des raisons économiques. Ces « chômeurs types » étaient soutenus par des systèmes d’indemnisation généreux et des dispositifs de reconversion adéquats. Le chômage, loin d’être une menace sociale durable, était alors perçu comme un accident temporaire dans une carrière linéaire.

Mais la montée du chômage depuis les années 1970 a bouleversé cette réalité. De nouveaux profils sont apparus : d’abord les jeunes sans diplôme, puis les jeunes diplômés et, enfin, les femmes, dont la participation croissante au marché du travail s’est accompagnée d’une exposition accrue au chômage. Si les ouvriers et employés constituent toujours 85 % des chômeurs, le phénomène commence aussi à toucher des catégories socioprofessionnelles autrefois épargnées, comme les professions intermédiaires et même les cadres.

 

Pérennisation et précarisation

Cette montée du chômage s’est accompagnée de sa pérennisation : la durée s’allonge significativement à partir de la fin des années 1970, avec une généralisation du « chômage de longue durée », au-delà de douze mois, qui affecte sur les quarante dernières années entre 25 et 40 % des chômeurs. On observe aussi un caractère récurrent : le chômage n’est plus une parenthèse dans une carrière. Beaucoup alternent entre périodes d’inactivité et petits boulots précaires – contrats courts, missions d’intérim ou temps partiels subis. Le haut niveau de chômage, et donc l’abondance de main-d’œuvre disponible, fait que l’on a le plus souvent des « miettes » d’emploi. En conséquence, on observe de plus en plus de situations de cumul emploi et chômage. Selon les chiffres, pour 3 millions de demandeurs d’emploi sans activité, on en compte près de 2,5 millions dits « en activité réduite », c’est-à-dire dans cette situation de cumul. Dans les faits, le chômeur est quelqu’un qui travaille dans environ 45 % des cas – et même 51 % pour les chômeurs indemnisés. 

Car à cette précarité croissante s’ajoute par ailleurs une dégradation des conditions d’indemnisation. Dans les années 1980, 60 % des chômeurs étaient indemnisés. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 40 %. Et les montants versés, eux aussi, ont diminué : l’indemnité moyenne atteint à peine 1 000 euros. En conséquence, 40 % de ces chômeurs qui à la fois travaillent et sont indemnisés vivent tout de même sous le seuil de pauvreté, et 90 % sont sous le niveau de vie médian de la population. On est loin de l’image des assistés sociaux qui s’installeraient confortablement dans le chômage ! Le fait d’opter pour ces petits emplois, précaires, temporaires, fragmentés et mal payés témoigne plutôt d’une réelle volonté de s’insérer dans l’emploi.

 

Une sociologie hétérogène

Aucune catégorie socioprofessionnelle, d’âge ou de diplôme n’échappe au chômage, aujourd’hui. Mais les probabilités de devoir l’affronter diffèrent, avec une structure très inégalitaire. Le diplôme reste ainsi le premier rempart face au chômage : les diplômés du supérieur, au-delà de Bac + 2, affichent des taux de chômage relativement stables – autour de 5 % –, quand les non-diplômés, eux, connaissent des taux souvent trois à quatre fois supérieurs. On observe un phénomène similaire pour les catégories socioprofessionnelles : si l’on parle beaucoup du chômage des cadres, son taux reste sous la barre des 4 % – moitié moins que le taux de chômage moyen. À l’inverse, pour les plus exposés – les ouvriers non qualifiés –, le taux actuel est d’environ 17 %. Quant aux ouvriers qualifiés ou aux employés, ils se situent entre les deux, avec un taux – autour de 9 % aujourd’hui – toujours légèrement supérieur au taux moyen. Enfin, l’âge reste une variable majeure : le taux de chômage des plus de 50 ans avoisine les 5 ou 6 %, se situant donc en dessous du taux moyen, tandis que celui des 20-24 ans est proche de 25 % – ce qui n’est pas si étonnant, les jeunes sur le marché de l’emploi à cet âge étant généralement non diplômés.

Restent deux autres fractures qui ne sont pas à négliger. D’abord, le cas particulier des populations immigrées, dont le taux de chômage atteint le double de celui du reste de la population. Même le diplôme les protège mal, ce qui traduit des formes de discrimination sur des bases ethniques à leur égard. L’autre inégalité notable est géographique : certains bassins d’emplois en difficulté, comme le Valenciennois, ou certaines zones rurales, peuvent afficher des taux approchant les 25 %. À l’inverse, les grandes métropoles ou leurs périphéries dynamiques bénéficient d’une meilleure intégration économique, avec des taux souvent inférieurs à 5 %. C’est d’autant plus problématique que la dernière réforme de l’assurance-chômage propose de moduler le niveau d’indemnisation en fonction de la conjoncture économique, ce qui conduit à appliquer une statistique nationale en décalage avec certaines réalités locales ! Nombre de chômeurs, faute de moyens ou de mobilité, restent piégés dans leur région, incapables de profiter des opportunités offertes ailleurs.

 

Les seniors, entre exclusion et stigmatisation

Les seniors forment une population particulière vis-à-vis du chômage : ils sont historiquement moins touchés, mais, s’ils perdent leur emploi, ils vont davantage peiner à retrouver une activité. Leur durée moyenne de chômage atteint vingt-quatre mois, soit trois fois plus que celle des jeunes. Cette situation s’explique par plusieurs facteurs, avec des stéréotypes tenaces – les seniors sont souvent perçus comme moins productifs, plus coûteux et mal adaptés aux évolutions technologiques – et une employabilité limitée : seuls 35 % des 60-64 ans occupent aujourd’hui un emploi, bien loin des objectifs fixés par les réformes récentes avec le report de l’âge de la retraite à 64 ans.

Face à ces obstacles et à la réduction de leur indemnisation ou à l’épuisement de leurs droits, beaucoup vont alors se tourner vers des solutions précaires, comme l’autoentrepreneuriat ou des missions mal rémunérées – de conseil pour les cadres ou bien manuelles pour les ouvriers. Ces trajectoires, loin de garantir une sortie du chômage, renforcent une précarité durable.

 

Des politiques publiques aux résultats contrastés

Cette problématique des seniors traduit une dégradation plus large du marché de l’emploi. Les réformes récentes, axées sur le durcissement des conditions d’indemnisation et le contrôle accru des demandeurs d’emploi, ont pu coïncider avec une baisse du taux de chômage officiel. Mais ces statistiques masquent une autre réalité, celle d’un chômage invisible, constitué de personnes découragées ou exclues des statistiques. Par le passé, on entrait dans le chômage comme sur une liste d’attente dont on sortait avec un nouvel emploi. Aujourd’hui, beaucoup sortent par l’arrière, réduits aux minima sociaux.

Cet émiettement de l’emploi que j’évoquais plus haut dessine finalement une situation nouvelle, où les frontières entre emploi et chômage sont brouillées : pour ceux qui tombent dans le chômage, ce dernier ne peut plus être réduit à une simple absence d’emploi ; il incarne plutôt une privation d’emploi protecteur et une alternance sans fin entre précarité et instabilité. Les emplois de sortie, souvent mal rémunérés et fragmentés, ne constituent plus un tremplin vers des carrières solides, mais un piège dont il est difficile de s’extraire. Et les efforts importants des politiques publiques en faveur de l’accompagnement des jeunes, des seniors ou des chômeurs de longue durée ont des résultats trop modestes pour réussir à inverser l’ordre qu’ils occupent dans la file d’attente. D’où la mobilisation, en dernier ressort, de l’argument de la responsabilité individuelle des chômeurs dans leur incapacité à trouver un emploi : ils se voient ainsi mis en demeure de prendre un emploi « coûte que coûte » sous le poids de pressions économiques.

Résultat : on voit apparaître une population qui joue le jeu du marché de l’emploi, sans en tirer les bénéfices en termes de protection, et en sort profondément fragilisée. Le dispositif d’évaluation de la réforme de l’assurance-chômage de 2021 nous donnera des enseignements, mais il paraît clair que ces emplois de mauvaise qualité constituent des poches de précarité et dessinent une spirale négative de chômage de longue durée fracturé, qui finit par desservir les candidats par rapport aux recruteurs et les condamne à des rotations entre emploi de mauvaise qualité et chômage. C’est une dimension essentielle qu’il faut comprendre si l’on veut repenser à l’avenir notre politique de l’emploi pour s’attaquer aux causes structurelles de la précarisation

Conversation avec JULIEN BISSON

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