Comment a-t-on découvert l’ARN ?

On connaît cette molécule cousine de l’ADN depuis au moins le début du xxe siècle, mais le moment vraiment important se situe dans les années 1960, quand on a découvert son rôle d’intermédiaire entre l’ADN et les protéines. L’ARN est un messager qui permet de transcrire l’information génétique contenue dans les gènes afin de fabriquer les protéines nécessaires à la vie de tous les organismes. On a tout de suite remarqué que cet intermédiaire était fragile, peu stable – caractéristiques nécessaires à sa fonction : il faut que l’ARN se dégrade vite après avoir fabriqué des protéines pendant un temps limité. Entre 1970 et 1990, les chercheurs ont beaucoup travaillé pour tenter de faire entrer dans les cellules des petites séquences d’ARN afin, par exemple, de bloquer l’activité d’un gène.

Qu’est-ce qui a permis la bascule vers des ARN thérapeutiques ?

Certains estiment qu’il y a eu un continuum depuis les premiers travaux. Je pense pour ma part qu’il y a eu des sauts dans la connaissance. On connaissait l’ARN, mais on ne croyait pas qu’il pourrait un jour guérir. La première étape, c’est la découverte d’un ARN petit en taille, différent du messager : l’ARN interférent, composé de seulement 22 nucléotides. Il est un rouage d’une machinerie cellulaire permettant de dégrader des ARN exogènes en petits fragments. À la fin des années 1990, on a vu dans ces ARN interférents une possibilité d’action thérapeutique, dans l’élimination par exemple de certaines fonctions des cellules cancéreuses ou dans certaines maladies où un gène est surexprimé. Les premières expérimentations ont concerné la rétine de l’œil, à la surface de laquelle il est facile de déposer ces petits fragments d’ARN afin d’inhiber certains gènes.

Y a-t-il eu d’autres étapes majeures sur le chemin de l’ARN messager ?

La découverte de l’outil d’édition des génomes CRISPR-Cas-9 a fait prendre conscience de l’intérêt d’opérer au niveau de l’ARN plutôt qu’à celui des protéines, tellement la synthèse est facile et rapide. Ces ciseaux moléculaires utilisent l’ARN comme un guide pour reconnaître les séquences génétiques à couper et éliminer. Cela a été une étape importante, une rupture qui a fait qu’à un moment, quelque chose est devenu évident alors qu’auparavant de malheureux chercheurs travaillaient dans leur coin sans convaincre la communauté scientifique.

Comment a-t-on réussi à protéger les ARN afin qu’ils ne soient pas trop vite détruits par les enzymes ?

On a commencé à modifier les nucléotides des ARN pour les rendre plus stables, les faire entrer plus efficacement dans les cellules et les adresser plutôt à certaines cellules qu’à d’autres. L’avancée décisive relève moins de la recherche fondamentale que d’une avancée technologique : on a réussi dans les années 2000 à protéger l’ARN d’une dégradation trop rapide en mettant au point des nanoparticules lipidiques qu’on utilise aujourd’hui pour les vaccins. Cela a commencé avec les brins d’ARN interférents puis on s’est attaqué aux gros ARN messagers qui peuvent être composés de mille à cent mille nucléotides : on a réussi à les encapsuler dans une nanoparticule de lipides. On a beaucoup tâtonné puis on a réussi à changer la composition de ces fameuses vésicules lipidiques pour qu’elles puissent bien délivrer l’ARN dans les cellules humaines.

« Avec les ARN, on peut faire fabriquer une protéine qui déclenche une réponse immunitaire dans l’organisme »

Comment est-on passé à la mise au point du vaccin ?

On sait depuis le début des années 2010 qu’avec les ARN, on peut faire fabriquer une protéine qui déclenche une réponse immunitaire dans l’organisme, mais personne ne songe encore à une application pour les épidémies en cours, on pense que les vaccins classiques forment la réponse adéquate. En 2013, néanmoins, le gouvernement américain, via son agence de recherche, la Darpa, subventionne des travaux pour la production de vaccins ARN. Huit compagnies vont bénéficier de ces aides, pas toutes américaines ; les Français de Sanofi en ont profité avant d’abandonner ces recherches, à la différence de Moderna qui a persisté. De grands laboratoires n’ont pas vu l’intérêt de développer des technologies pour de petits marchés, ils n’avaient pas anticipé la possibilité que les ARN puissent agir contre un virus d’ampleur mondiale.

Qu’ont permis ces financements ?

De nombreuses améliorations de détail ont abouti à ce résultat assez frappant : il ne s’est écoulé que quatre jours entre le moment où Pfizer a reçu la séquence génétique du Covid et le moment où ont été créées ces nanoparticules lipidiques. Au fond, ce n’est pas si étonnant puisqu’à partir du moment où on a la séquence, on peut très facilement faire une molécule d’ADN qui sert de substrat puis la copier en ARN.

Comment la réaction immunitaire est-elle provoquée par l’ARN ?

Les cellules dendritiques qui engagent le système immunitaire avalent ces nanoparticules, fabriquent la protéine de l’enveloppe du virus dont elles présentent des fragments au système immunitaire qui commence à fabriquer des anticorps contre la protéine virale. La séquence ARN est assez rapidement dégradée à l’intérieur des cellules, mais il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour activer le système immunitaire.

Est-on certain de l’innocuité de ces vaccins avec si peu de recul ?

Vaste question. Ne parlons pas des peurs relatives aux nanoparticules, qui ne présentent pourtant pas de risque particulier. Mais on sait que le système immunitaire réagit contre les ARN, et quelquefois assez violemment ; il pourrait se produire des effets qu’on ne connaît pas. Le système immunitaire est une boîte noire. Quand on commence à le toucher, on ne sait jamais ce qui peut advenir quelques années plus tard. On pourrait imaginer qu’il soit perturbé, qu’il enclenche des réactions d’auto-immunité… Il n’y a aucune raison de le penser, mais c’est un principe nouveau avec sa part d’inconnues.

Quels sont les avantages des ARN ?

C’est plus efficace, mais c’est surtout plus rapide à mettre au point. C’est leur intérêt, et sans doute leur supériorité face aux vaccins traditionnels : pouvoir s’adapter très vite aux mutations des virus. Mais il a fallu surmonter les contraintes liées à la formation de ces particules lipidiques, car si elles sont faciles à produire en petites quantités, le faire à une grande échelle devient complexe. Il y a même eu des pénuries, ces vaccins nécessitant des molécules lipidiques graisseuses particulières dont il a fallu augmenter la production à toute allure.

« La supériorité de l'ARN : pouvoir s’adapter très vite aux mutations des virus »

Contre quelles autres pathologies ces médications pourraient-elles être efficaces ?

C’est encore un peu flou. Disons que, dans le domaine de la lutte contre le cancer, un des projets fonctionne de manière très proche de la méthode des vaccins anti-Covid : il consiste à introduire des ARN dans les cellules cancéreuses et à leur faire fabriquer une protéine qui sera reconnue par le système immunitaire de manière très efficace. En effet, la difficulté à traiter vient du fait que les cellules cancéreuses sont relativement invisibles pour le système immunitaire. Là, on dispose d’un vrai outil de lutte qui rejoint un certain nombre d’immunothérapies en cours qui, elles aussi, stimulent la réaction immunitaire.

Le patron de Moderna, Stéphane Bancel, a évoqué une injection d’ARN après un accident cardiaque.

On peut effectivement imaginer qu’après un AVC, on fasse fabriquer par l’organisme des protéines qui vont dissoudre les caillots. Ce qui compte, c’est la durée. Une médication ARN peut être très efficace si on a besoin d’une protéine pendant un temps assez court. Pour un temps long, par exemple pour corriger un défaut de synthèse de l’organisme, ce sera beaucoup plus compliqué.

Les ARN représentent-ils une médication miracle ?

En biologie, rien n’est jamais gagné à l’avance. Les traitements ne fonctionnent pas à tous les coups, pour des raisons qu’on ne comprendra d’ailleurs pas forcément. Il ne faut pas voir l’ARN comme un médicament miracle, mais on peut noter ce bond extraordinaire : en deux ans, on a fait la démonstration que la connaissance du vivant au niveau des molécules et des relations ADN-ARN-protéines pouvait se révéler fondamentale pour lutter contre certaines maladies. Je ne parlerais pas de révolution scientifique mais d’une prise de conscience à retardement d’une révolution des connaissances qui, elle, s’est produite il y a cinquante ou soixante ans.

« Sanofi a renoncé à travailler sur les ARN – et on sait la façon dont cette entreprise a réduit les budgets qu’elle consacre à la recherche »

Pourquoi la France est-elle à la traîne ?

Il est difficile de comprendre dans le détail ce qui s’est vraiment passé, il y a beaucoup de non-dits et des choses nous échappent, que nous n’apprendrons sans doute que dans quelques années. Ce qui est certain, c’est que l’institut Pasteur n’a pas réussi à produire de vaccin. On ne peut pas en tirer de conclusions définitives parce qu’un vaccin, ce n’est jamais gagné d’avance. Mais il y a eu aussi le cas de Sanofi qui a renoncé à travailler sur les ARN – et on sait la façon dont cette entreprise a réduit les budgets qu’elle consacre à la recherche. La situation de la France n’est pas particulièrement brillante. Ces nouveaux vaccins sont avant tout une histoire américaine avec les financements de 2013, puis ceux décidés par Donald Trump qui ont permis de lancer les États-Unis dans un programme de production massive.

La France était pourtant en pointe dans les années 1960 ?

Il est délicat de reconstruire cette histoire dans sa continuité depuis les années 1960. La découverte de l’ARN messager modifie l’état des connaissances à l’échelle mondiale mais, à l’époque, aucun biologiste ne croit à la possibilité d’utiliser ces ARN comme médicament pour intervenir dans les cellules. Et puis la France n’a pas tout perdu, nous possédons beaucoup de petites sociétés de biotechnologie très innovantes. Sans doute n’ont-elles pas reçu un soutien suffisant pour passer à une production massive. Dans le monde entier, cela a été l’étape limitante. On peut faire un parallèle avec le cas de la pénicilline : découverte en 1928, c’est pendant la Seconde Guerre mondiale que son développement connaît une accélération extraordinaire, dans l’objectif d’en doter les troupes alliées pour le débarquement.

Contre le Covid, l’ARN n’a pas le monopole de l’efficience ?

Effectivement, le vaccin AstraZeneca qui fabrique une protéine par l’intermédiaire d’une bactérie, présente une grande efficacité. Apparemment, les Chinois utilisent aussi des méthodes traditionnelles alors qu’ils ont beaucoup misé sur la biologie moléculaire et le génie génétique. Quant aux très bons résultats des vaccins à ARN, on ne peut exclure l’hypothèse que le virus du Covid-19 présente une protéine qui soit une bonne cible, aisément blocable à l’entrée dans les cellules. Cela serait une chance : pour les précédents coronavirus (en Chine en 2002, au Proche-Orient en 2012), un vaccin était très difficile à trouver. Cette fois, cela a bien marché, les ARN y sont pour beaucoup, mais la structure du virus facilite peut-être aussi une bonne réponse du système immunitaire. 

 

Propos recueillis par ALINE RICHARD ZIVOHLAVA & PATRICE TRAPIER

 

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