L’Afrique subsaharienne passe pour le berceau d’un islam modéré, très tolérant, mâtiné d’animisme. Pourquoi le djihadisme a-t-il soudain explosé ?

La notion d’islam modéré a été construite par des administrateurs des colonies qui étaient de vrais savants, des orientalistes dont on continue d’utiliser les travaux. Elle a été reprise par tous les présidents de la République qui délivrent régulièrement des appellations contrôlées… Dire qu’il y a un bon islam noir, modéré, sous-entend qu’il existe un mauvais islam arabe. À l’origine, cette notion avait donc pour intérêt de désigner les « méchants », c’est-à-dire les Arabes. Elle avait aussi l’avantage de légitimer l’alliance très paradoxale entre la République française laïque, celle de la séparation des Églises et de l’État née en 1905, et les confréries religieuses du Sénégal, pour construire une sorte de république confrérique coloniale.

Quid alors de l’islam africain ?

Au xixe siècle, l’Afrique de l’Ouest est loin d’être modérée. Ce siècle a notamment été dominé par le grand djihad d’Ousmane Dan Fodio ou encore celui qui permit aux Peuls de conquérir le Nord du Nigeria. Les Français sont en lutte contre ces djihadistes qui ont alors deux objectifs : d’abord appliquer un programme que l’on appellerait aujourd’hui « intégriste » et qui est salafiste : il consiste à revenir à la lettre de l’islam, particulièrement dans une perspective de justice sociale. Ensuite mener un djihad politique qui cherche à préserver le Dar al-Islam (la « terre de l’islam ») de l’occupation étrangère par les kafirs (les infidèles, les chrétiens).

Comment est-on passé du combat à la coopération ?

C’est un administrateur colonial, Paul Marty, qui, au début du xxe siècle, a passé un compromis historique avec les membres de la confrérie mouride. On laissait à ces derniers la possibilité d’exploiter des terres, notamment pour l’arachide. En contrepartie, ils s’engageaient à soutenir la colonisation française, sous-entendu y compris en cas de djihad, et à fournir des soldats. Ce compromis a lieu en 1905 : en même temps que la République se sépare du catholicisme, elle noue une alliance avec les confréries. Voilà comment cette notion inventée d’islam modéré a permis aux administrations coloniales françaises de passer d’une attitude paranoïaque à l’encontre de l’islam à une démarche de coopération. 

En quoi l’esclavage fournit-il une clé d’explication à certains mouvements terroristes contemporains ?

En Afrique subsaharienne, la nation repose sur un grand mensonge historique selon lequel la traite esclavagiste était une histoire de Blancs. Leur culpabilité ne fait aucun doute, mais ils n’ont pas été seuls et ont toujours travaillé en joint-venture avec des Noirs. Lorsque la traite esclavagiste transatlantique s’éteint progressivement, au début du xixe siècle, on assiste alors à une explosion de l’esclavagisme interne aux sociétés africaines. Certains guerriers qui appliquent le djihad sont des esclavagistes. Ce sera le cas de Samory Touré (1830-1900), le fondateur de l’Empire mandingue. Le colonisateur français va pouvoir s’ériger en sauveur des esclaves. Des cheikhs soufis, comme le fondateur des mourides, entreront aussi en lutte contre les guerriers de royaumes qui asservissent des musulmans. Ces cheikhs étaient assez indifférents à la colonisation française car elle n’était pas esclavagiste. Les questions du djihad et de l’esclavage sont donc imbriquées. Chez les mourides, en 1905-1908, la culture pionnière de l’arachide a permis que se produise un mouvement d’auto-émancipation des esclaves qui sont rentrés chez eux. Certains ont pu aller à l’école. Mais la plupart ont formé une énorme masse d’origine servile. Aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, tout le monde sait qui est fils d’esclave ou de noble, par le nom, la manière de rire – le rire grossier n’a pas la réserve aristocratique. Ce sont des clichés de classe, du Bourdieu sous les tropiques. C’est une question omniprésente car tous les partis nationalistes – et l’Indépendance – se sont construits sur un mensonge : l’occultation de la question sociale. 

Quel lien faites-vous entre l’esclavage et l’islam ?

Parce que l’islam dit que tous les croyants sont égaux, il a pu apporter une réponse religieuse à la question de la condition servile, encore omniprésente en Mauritanie, au Niger, au Mali et au Nord du Nigeria. Il existe une autre réponse, salafiste : le mouvement Izala. Créé dans les années 1970, il prétend revenir à la lettre du Coran. C’est un mouvement « piétiste » de masse, qui ne s’occupe pas de politique, très présent au Nord du Nigeria et au Niger. Une part des musulmans ayant mis à sac en janvier les églises catholiques et le centre culturel de Zinder, au Niger, étaient probablement liés à ce courant. 

Il existe ensuite une version plus radicale, le djihad guerrier ou social, qui lutte contre le sultan impie qui ne respecte pas la voie de Dieu, et contre ses émirs pourris du Nord du Nigeria, compromis avec la pétro-démocratie. Ses partisans demandent l’instauration de la charia les armes à la main. Ce n’est plus de l’islam modéré. Nous avons donc le salafisme « quiétiste » de style Izala, un salafisme djihadiste et puis un islam millénariste déjà actif dans les années 1980. Ce qui donne trois islams radicaux. À mon avis, Boko Haram est passé de l’islam salafiste de type Izala au millénarisme, en passant par la case djihadiste. 

Boko Haram se serait radicalisé ?

Oui. C’est le résultat de la répression policière et militaire au Nigeria. En particulier de la mise à mort de son fondateur, en 2009, devant la foule. Il faut bien comprendre que la base sociale du djihadisme et du salafisme version Izala, ce sont les anciens esclaves, d’énormes masses serviles qui ont été surexploitées depuis au moins deux siècles par les propriétaires d’esclaves et toute l’aristocratie haoussa-foulani (peule) à la suite du grand djihad d’Ousmane Dan Fodio. 

Ces masses serviles trouvent leur consolation dans le salafisme. Il y a une logique sociale dans ce djihadisme. On les traite de criminels et il est vrai qu’ils tuent. Mais il est plus facile de qualifier de barbares des criminels que d’admettre que ces individus ont un agenda social et politique. 

Qu’entendez-vous par agenda politique ?

Boko, en haoussa, signifie « école », et haram, « l’interdit » en arabe. Boko Haram s’en prend à l’école du Blanc, qui n’est pas conforme religieusement (halal), car c’est une école de corruption. Si on regarde ce que le savoir occidental a apporté, c’est un État postcolonial répressif et exploiteur. Il faut voir la manière dont l’État du Nigeria utilise sa rente pétrolière, réprime sa population au lieu de répondre à ses besoins. D’un point de vue politique et social, cet État est un pur scandale. La contestation de l’école, c’est la contestation de ce savoir qui n’a apporté que pauvreté. La revendication de la charia est d’abord la revendication d’un État de droit face à un État nigérian qui est tout le contraire. En cela, Boko Haram poursuit un agenda politique. On ne peut pas s’en tirer en disant que les tueurs de Boko Haram sont des espèces de cinglés. 

Comment les groupes djihadistes peuvent-ils se réclamer de l’islam tout en le bafouant ?

Politiquement, l’islam n’existe pas. On peut lui faire dire tout et son contraire. Les musulmans ne sont pas d’accord entre eux dans leur interprétation du Coran. Tous les grands conflits, du Pakistan à l’Afrique de l’Ouest, opposent des musulmans entre eux. Le conflit avec l’Occident est un produit dérivé.

Comment expliquez-vous l’extrême fragilité de la situation au Mali depuis des années ?

Le cas du Mali est différent. Pour comprendre, il faut faire un détour par l’Algérie des années 1990 : lorsque ce pays exfiltre les anciens militants du Front islamique du salut (FIS), radicalisés et désormais constitués en groupes affiliés au GIA, il les laisse partir dans le Sud du Sahara, fermant les yeux sur leurs trafics de preneurs d’otages. Ces djihadistes sont des « produits dérivés » de l’armée et de la sécurité algériennes. Avec le risque de voir la créature devenir une machine infernale, comme au Nord du Mali. 

Quand Nicolas Sarkozy, à l’Élysée, lance la guerre de Libye en 2011, il ne perçoit pas l’onde de choc à venir. Kadhafi, stabilisateur financier de l’Afrique de l’Ouest, accueillait et fixait chez lui les autonomistes touareg armés. Paris a finalement facilité le transfert dans le Nord du Mali de l’organisation rebelle touareg, le MNLA. Ce mouvement a conquis le Nord et ouvert la porte à AQMI. La responsabilité de la France est énorme.

C’est une vieille histoire…

Les Occidentaux ont objectivement tout fait pour que l’on arrive à cette situation d’hégémonie de type islamique. En 1968, le coup d’État de Moussa Traoré au Mali a entraîné une libéralisation économique à l’avantage des grands marchands maliens de religion wahhabite, qui se sont alors enrichis. Dans les années 1980, le Mali a subi les politiques d’ajustement structurel, la destruction de l’école et de la santé publiques, alors que l’Europe fermait ses portes à l’immigration. Pendant ce temps, les grands marchands prospéraient. Ils ont financé des écoles et des hôpitaux islamiques. Résultat : toute une génération a été socialisée dans ces lieux et l’école publique a disparu. 

Fallait-il intervenir au Mali ?

J’ai soutenu cette intervention car une menace, au sens militaire du terme, pesait sur la France. On savait qu’il y avait des tentatives d’attentats contre notre pays fomentées à partir du Nord-Mali. Plusieurs ont été déjouées. Mais personne n’a pris la mesure des enjeux. On continue à bloquer la soupape de sécurité de l’immigration, à aller contre nos intérêts économiques et culturels. Cette politique est criminelle car elle coûte entre 3 000 et 4 000 vies chaque année. On continue ainsi à diminuer notre aide publique au développement et à laisser les pétromonarchies jouer les bailleurs de fonds. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et MANON PAULIC

 

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