Sur une radio privée, une dame hurle sa rage contre Charlie Hebdo puis éclate en sanglots ; ailleurs, des prières sont dites pour le repos de l’âme des terroristes et l’éternelle damnation des caricaturistes. Un imam appelle au boycott des produits français et des jeunes gens hilares font partir en fumée le drapeau tricolore. On a pu aussi lire sur certaines banderoles ces phrases-chocs : « Je ne suis pas Charlie. Je suis Kouachi. Je suis Coulibaly. » De telles scènes, observées au cours de manifestations dans plusieurs villes, montrent avec quelle force le Sénégal a ressenti l’onde de choc des événements de Paris. 

C’est pourquoi lorsqu’une grande marche est annoncée pour le 24 janvier, chacun y voit d’avance une sorte d’apothéose de ces jours de colère. Ses initiateurs bombent le torse : vous allez voir, assurent-ils, un million de croyants vont déferler dans les rues de la capitale, trop c’est trop. Mais au jour dit, ils étaient à peine un millier place de l’Obélisque… Cet échec cuisant peut être lu de diverses manières – on a notamment évoqué la CAN (Coupe d’Afrique des nations) de football – mais il ne dit rien sur la profondeur du ressentiment anti-Charlie. Le président Macky Sall, sous le feu roulant des critiques depuis sa participation au défilé du 11 janvier à Paris, est bien placé pour savoir que ce n’est pas un mouvement d’humeur passager. Il n’en finit pas de justifier son voyage et de donner des gages de sa piété, allant jusqu’à interdire Charlie Hebdo qu’en vérité personne n’a jamais vu à Dakar…

Ce qu’il faut surtout retenir c’est que les Sénégalais, convaincus d’être les meilleurs musulmans de la terre, ne semblent pas prêts à toutes les extrémités pour le prouver. Et ce refus de la surenchère est révélateur de la complexité de la question religieuse dans notre pays. Au Niger, par exemple, 10 personnes ont été tuées et 45 églises incendiées au cours des marches de protestation contre le « numéro des survivants ». Ici, on n’a redouté à aucun instant un tel scénario. À un journaliste canadien qui m’interrogeait sur d’éventuelles représailles contre les catholiques, j’ai répondu que si un seul d’entre eux était molesté, cela voudrait dire que le Sénégal est entré, pour le pire, dans une nouvelle ère. Comment expliquer cela ? En grande partie par le fait que l’islam, arrivé très tôt au Sénégal, autour de l’année 1040, ne s’y est généralisé qu’à la fin du xixe siècle. Il a donc pris tout son temps – huit siècles, ça n’est pas rien – pour tâter le terrain et négocier des espaces de pouvoir avec les élites du cru. 

Les confréries religieuses sont l’expression de ce compromis historique. Souvent décriées à juste titre pour les excès de certains de leurs dignitaires, elles n’en ont pas moins favorisé une pratique religieuse intelligente et sereine tout en faisant contrepoids à l’autorité centrale. Très peu sectaires, elles ont soutenu le catholique Senghor, pendant vingt ans à la tête d’un pays musulman à 94 %, ce qui est peut-être unique dans l’histoire humaine. Et lorsqu’en décembre 2009 le président Wade s’est attaqué publiquement aux chrétiens, il y a eu une levée de boucliers contre lui, y compris de la part d’importants guides musulmans.

On peut néanmoins se demander si le modèle islamique sénégalais n’est pas aujourd’hui en péril. La collusion de la plupart des guides religieux avec des régimes impopulaires a fini par se retourner contre eux. Une brèche s’est ainsi ouverte et les nouvelles générations se sont mises à l’écoute de prédicateurs devenus des stars adulées du petit écran. Même si ces nouveaux maîtres à penser ne s’en prennent jamais aux confréries, il est clair qu’ils divergent d’elles sur des questions de fond. À force de confondre islam et arabité, ils creusent chaque jour plus profond le fossé entre les musulmans sénégalais et leurs racines. Ce n’est du reste pas un hasard si des spécialistes rappellent ces temps-ci que le projet de « réislamisation du Sénégal » – ou de « purification de l’islam sénégalais » – n’a jamais été réellement abandonné par certains milieux. Il s’agit de ceux que l’on dit financés par les monarchies du Golfe et pour qui cet islam soufi modéré, trop connecté depuis les origines à nos valeurs négro-africaines, souffre d’un déficit d’authenticité. Des voix réclament haut et fort le rétablissement de la peine de mort et quelques puritains ne supportent même plus d’entendre battre le tam-tam. En février 2013, une reine de beauté s’étant fait photographier dans une tenue trop moulante a dû présenter ses excuses à des imams constitués en « Comité de défense des valeurs morales ». Le même groupe avait un mois plus tôt porté plainte pour « obscénité » contre une célèbre danseuse. 

Ces épisodes de la vie publique restent toutefois marginaux. Personne n’en est à préconiser l’amputation des voleurs ou la lapidation des femmes adultères, mais on sent comme la tentation d’un salafisme mou, populaire et consensuel. Il est malheureusement possible qu’on n’en reste pas là. Le jeu du « Je suis / Je ne suis pas Charlie » est propice aux raidissements les plus meurtriers et on ne voit pas pourquoi le Sénégal, et plus largement le Sahel déjà bien troublé, n’en ferait pas les frais. La crainte est d’autant plus fondée que, selon l’ex-ministre des Affaires étrangères Cheikh Tidiane Gadio, « en Libye, il y a un camp d’entraînement où la langue dominante est le wolof ».

Un autre vieux contentieux a refait surface à la faveur de l’affaire Charlie puisque des intellectuels, très minoritaires, ont mis en avant dans cette histoire la liberté d’expression. On peut toutefois les suspecter d’avoir surtout voulu tenir en respect ceux qu’ils appellent ironiquement les « enturbannés », prompts, il est vrai, à profiter de toute occasion pour enfoncer un coin dans l’édifice de la laïcité de l’État. Il est fascinant de voir à quel point un événement majeur survenant n’importe où peut de nos jours faire trembler les assises de sociétés lointaines. Et c’est bien cette intense connectivité qui rend les postures de Charlie Hebdo non seulement puériles mais dangereuses.  

Vous avez aimé ? Partagez-le !