Dans la guerre d’Ukraine, nous ne sommes pas, à l’Ouest, en première ligne mais aux premières loges. Ce ne sont pas des missiles qui sifflent mais des mots. Que disent-ils ?
Le premier a pour nom « escalade ». Il est évoqué à propos de l’appui militaire gradué des alliés occidentaux au pays agressé. Le niveau des équipements s’accroît depuis un an, avec des effets probants sur le terrain, en raison de la détermination ukrainienne. Une escalade est une hausse de l’intensité ou du périmètre d’un conflit, jugée telle par un ou plusieurs belligérants directs, du fait de l’emploi de nouvelles armes – escalade verticale – ou de l’élargissement du théâtre d’opérations – escalade horizontale. C’est le Kremlin qui a enclenché l’escalade le 24 février 2022, après des manœuvres d’encerclement présentées comme de simples exercices. Les experts chinois avouent désormais que Moscou leur a menti.
Les Ukrainiens sont en posture défensive, même quand leur armée avance pour reconquérir les terrains perdus. L’appui occidental fournit des moyens pour agir sur le seul théâtre ukrainien. Cette limite a été clairement indiquée à Kiev, afin d’éviter une confrontation directe avec la Russie. L’absence de menace vitale pesant sur la Russie elle-même réduit le risque nucléaire, sans l’éliminer. Imaginons une victoire de la Russie en Ukraine : un État-nation européen anéanti, un régime fantoche à Kiev, la Moldavie – déjà ciblée par le ministre des Affaires étrangères russe Lavrov – annexée, des pays baltes menacés, une Pologne sur le pied de guerre, un poids russe dominant en Europe et une aura nouvelle pour Moscou dans le « Sud global ». Veut-on cela au nom de la désescalade ?
Le deuxième mot est « mobilisation ». Il a cours en Russie et désigne un phénomène à la fois militaire, économique et médiatique. La propagande vante les avantages financiers d’une conscription visant d’abord les populations pauvres. L’appareil industriel doit servir l’effort de guerre, même si les sanctions font enfin sentir leurs effets. En 2022, selon le ministère russe des Finances, les recettes tirées de l’exportation des hydrocarbures – la moitié des rentrées totales – ont baissé de 46 %, les autres recettes fiscales de 28 % tandis que les dépenses ont augmenté de 59 %. Le pétrole est bradé à 60 % de sa valeur à la Chine et à l’Inde ; la Banque centrale a dû vendre une partie de ses yuans et de son or.
Les élites russes se vengent sur une nation plus faible
Les élites, sauf celles qui en profitent, n’ont guère intérêt à cette économie de guerre et, en raison des échecs sur le terrain, songent à l’après-Poutine. Mais dans ce régime de propagande absolue, une défaite militaire serait vendue comme une victoire apportant la paix. La vie quotidienne se déroule comme à l’accoutumée dans les grandes villes, même si les grandes surfaces sont moins bien approvisionnées. 40 % des firmes occidentales n’appliquent néanmoins pas les sanctions. La guerre – quelle guerre ? le mot est interdit et son usage puni – n’affecte que les familles ayant un soldat en opération, soit entre 300 000 et 500 000, on ne sait pas. Les corps des soldats tués ne sont pas rapatriés ; ce sont des « disparus » et, comme le souligne la sociologue Anna Colin Lebedev, ils ne transmettent pas de récits. La coupure d’Internet imposée dans l’oblast de Lougansk en janvier 2023 interdit toute communication avec l’arrière. Au-dehors, la diplomatie russe poursuit son œuvre de retournement des causalités du conflit auprès des pays non européens en affirmant que la Russie se défend d’une « agression de l’Occident collectif, qu’elle a d’ailleurs repoussée avec succès », et veut créer en Afrique un second front, « anticolonial ».
Le troisième terme en vogue est « négociation ». Tout conflit se termine à la table des négociations, entend-on dire. L’histoire des cent dernières années démontre le contraire. 1919 fut une paix imposée. 1945 fut une défaite sans traité. La guerre de Corée n’est pas conclue et la partition entre le Nord et le Sud perdure. Les Américains ont décidé seuls de quitter l’Afghanistan ; de même les Russes. La guerre Irak-Iran s’est achevée par un épuisement réciproque et une résolution de l’ONU. L’objectif du Kremlin est double : la capitulation de l’Ukraine et un accord avec Washington court-circuitant Kiev et redonnant à Moscou une parité perdue après la belle époque de l’Union soviétique. L’écart entre le statut réel et le statut rêvé est le principal moteur des entrées en guerre, surtout dans un contexte de déclin de la puissance. Cette réalité n’est toujours pas acceptée par les élites russes qui se vengent sur une nation plus faible.
La seule condition d’arrêt des combats est le retrait complet des troupes russes. Il faudra ensuite établir des garanties occidentales de sécurité pour l’Ukraine et juger les criminels de guerre russes devant un tribunal ad hoc. L’appel à des négociations par Paris, Berlin et Vienne, où l’on n’a pas renoncé à rétablir le moment venu des relations « normales » avec la Russie dans une sorte d’effet miroir entre puissances moyennes, ne manque pas de faire penser à l’expression « idiots utiles », attribuée à Lénine, et à la politique d’apaisement menée par les Britanniques à l’égard du IIIe Reich durant les années 1930.
Cessons de songer à un nouveau congrès de Vienne, comme le faisait Kissinger, qui rétablirait, face à la Chine, le statut de la Russie avec ses sphères d’influence et imposerait des concessions territoriales à l’Ukraine en échange d’un cessez-le-feu. Il n’y a plus de place pour l’empire à l’ouest de l’Oural. Osons rêver afin de pouvoir dire en 2023 : « Goodbye, Poutine ! » Illustration Stéphane Trapier