Dégagisme et populisme

La poussée actuelle de l’extrême droite me paraît due à trois grands facteurs. D’abord le calendrier de l’élection européenne, un scrutin de mi-mandat qui pousse à un choix simpliste entre validation et sanction de la politique du gouvernement. Cela ouvre la voie à la veine dégagiste qui n’est ni nouvelle ni spécifique à l’extrême droite, mais qui joue à plein. 

La deuxième dimension, c’est la veine populiste. La question européenne offre un nouveau terrain de cadrage binaire du débat, comme si l’on devait choisir entre « plus ou moins d’Europe » et que l’UE était la raison de tous nos maux. Il y a un an, l’une de nos enquêtes a révélé une forte corrélation entre les réponses à deux questions : 57 % des Français considéraient que « l’UE est trop corrompue » et 60 % (très largement les mêmes personnes) déclaraient ne pas voir ce qu’elle apportait concrètement dans leur vie. On entend ici l’écho de la rhétorique populiste : si l’on ne voit pas où va l’argent d’une organisation qui brasse des milliards, c’est que certains s’en mettent plein les poches. Cela correspond à l’expression employée par Jordan Bardella, « les petits hommes gris de Bruxelles », lors du lancement de la campagne du RN à Marseille en mars dernier. 

 

Une méconnaissance mais peu d’europhobie

La progression de l’euroscepticisme est notamment liée à une méconnaissance du fonctionnement de l’UE, des protections permises par le plan de relance européen aux aides reçues par l’agriculture française, première bénéficiaire, et de loin, de la politique agricole commune (PAC). Cette méconnaissance est très élevée en France : il y a quelques mois, 65 % des Français disaient qu’ils n’avaient pas une vision claire des politiques de l’UE, 42 % seulement des Allemands avaient la même opinion.  

Malgré tout, la majorité des Français ne sont pas europhobes, ils continuent de considérer que l’appartenance à l’UE est une bonne chose même s’ils attendent des améliorations. Tout cela dénote une relation à l’Union européenne, « nécessaire » – c’est le mot qui revient le plus –, teintée d’une forme de pragmatisme, sans grand enthousiasme.

 

L’affectif au cœur de la polarisation identitaire

La troisième veine n’est pas propre à la question européenne : c’est la montée de la polarisation identitaire, une façon de faire de la politique qui exacerbe et instrumentalise les déterminants identitaires de nos choix politiques. Cette tendance de fond déplace le curseur de choix idéologiques vers des choix affectifs. On attise l’animosité à l’égard du camp adverse, tout devient matière à amplifier des batailles culturelles.

Autant la polarisation idéologique est ancienne, autant la polarisation affective est un phénomène récent qui s’exprime par l’animosité et l’hostilité ressenties par un groupe à l’égard d’un autre groupe, politique ou social. 

La recherche en science politique avait déjà noté que les sujets économiques étaient moins centraux dans le débat public que les sujets sociétaux, qui font davantage appel à nos valeurs intimes et sont donc propices à la polarisation affective. Le modèle des réseaux sociaux est l’un des facteurs d’explication de cette polarisation, la croissance d’une hyperviralité, renforcée depuis la fin des années 2000, qui se double d’un système de vases communicants avec les télés en continu.

 

Paradoxes sur l’écologie, la sécurité et l’immigration 

Dans son discours de lancement de campagne à Marseille, Marine Le Pen parlait de deux visions antagonistes qui s’affronteraient sur tous les sujets et notamment sur l’écologie. Mais quand on interroge les Français, on réalise que cette polarisation ne correspond pas à leur opinion majoritaire : 53 % considèrent que la protection de l’environnement est un sujet qui peut nous unir par-delà nos divisions. Et 60 % estiment que l’UE doit jouer un rôle leader à l’échelle mondiale sur la transition écologique. 

Sur la sécurité, on observe une demande d’ordre et d’autorité en croissance ces dernières années mais elle est marquée par un paradoxe : 87 % des Français affirment qu’ils se sentent en sécurité là où ils habitent et, pourtant, 84 % disent qu’ils ressentent de plus en plus de violence entre les individus. C’est cette contradiction que l’extrême droite investit en jouant sur le terrain affectif, en amplifiant les peurs, en instrumentalisant les faits divers, en leur donnant un cadre interprétatif univoque centré sur une corrélation systématique entre violence et immigration. 

Sur l’immigration, nos données montrent également que la majorité des Français ne se retrouvent pas dans une lecture binaire « ouvrir ou fermer les frontières » mais plutôt dans un équilibre subtil entre contrôle et compassion. La forte demande de contrôle est corrélée à un sentiment d’impuissance et de perte de contrôle sur de nombreux sujets, au-delà des migrations. 

 

Les émeutes de 2023 et Gaza

Même à propos d’événements dramatiques qui attisent la confrontation dans la sphère politique et médiatique, les Français conservent le sens de la nuance. Les émeutes provoquées par la mort de Nahel Merzouk tué par un policier ont pu laisser croire à une coupure radicale de l’opinion entre anti-flics et anti-banlieues. En réalité, nos études montrent que l’immense majorité des Français étaient plutôt mesurés, conscients de la complexité de la situation : parmi ceux qui s’inquiétaient de l’hostilité envers les jeunes des quartiers, 80 % étaient aussi inquiets de l’hostilité envers la police. 

De la même manière, l’hémiplégie de l’empathie est très minoritaire sur le conflit israélo-palestinien : trois mois après le début de la guerre – mais avant le début des bombardements à Rafah –, parmi les 66 % des Français inquiets pour la population palestinienne, 79 % exprimaient aussi de l’inquiétude pour la population israélienne.

Malgré la polarisation extrême du débat public, l’opinion continue à prendre en compte la complexité de conflit, conserve une certaine forme de nuance dans ses jugements, mais aussi de distanciation, voire d’indifférence. On pourrait parler de lâcheté, mais les Français sont surtout en butte aux difficultés de leur quotidien.  

 

Une inquiétude performative

À la question posée par ce numéro : « Tous fachos ? », je réponds clairement non, malgré les prévisions électorales en France et dans de nombreux pays européens, le vacarme d’un débat public ultrapolarisé et certains motifs d’inquiétude. Je pense même que cette angoisse qui traverse la société pourrait finir par se révéler dangereuse : s’entretenir dans une vision noire de la réalité peut se révéler performatif. 

Je me fonde sur le travail de recherche élaboré au sein de Destin commun, un laboratoire d’idées et d’actions, fondé en 2017 au Royaume-Uni, aux États-Unis, en France et en Allemagne, un an après l’assassinat de la députée travailliste britannique Jo Cox par un nationaliste d’extrême droite juste avant le référendum sur le Brexit. Notre raison d’être est de travailler à une société plus soudée, consciente que ce que nous partageons est plus important que ce qui nous divise.   

Nous avons émis l’hypothèse que pour essayer de comprendre les racines des tensions et des divisions qui traversent la société, les traditionnels indicateurs sociodémographiques ne suffisent plus. Nous sommes donc allés chercher des indicateurs relevant de la psychologie sociale, qui permettent de comprendre ce qui influence en profondeur nos idées, nos émotions et notre comportement.

 

La France en six groupes, des « identitaires » aux « stabilisateurs »

À partir d’une très vaste enquête menée en 2019, et d’une batterie de soixante indicateurs, nous avons identifié six groupes de personnes répondant de manière analogue à un grand nombre de questions : les « militants désabusés », les « stabilisateurs », les « libéraux optimistes », les « attentistes », les « laissés-pour-compte » et les « identitaires ». Ce travail a inspiré Éric Benzekri pour l’écriture de la série La Fièvre. 

Chacun de ces six groupes représente une part significative de la société : aucun n’est inférieur à 10 % de la population. Le plus nombreux, les « laissés-pour-compte », représente 22 % des Français, juste devant les « identitaires », 20 %. Ce qui est préoccupant dans la situation actuelle, c’est que ces deux groupes les plus nombreux ont tendance à se rapprocher dans une vision décliniste et pessimiste de la société française. On trouve là les deux ailes de l’électorat du Rassemblement national. 

Les « attentistes » sont le groupe le plus jeune et le plus abstentionniste. Les « stabilisateurs » sont l’ensemble le plus proche de la moyenne de la société française. Et le plus gros contingent de l’électorat LFI est formé de « militants désabusés ». Mais il faut préciser qu’aucun groupe ne se superpose à une formation politique et que ces sous-groupes ne sont pas figés dans des fondements moraux univoques. Les « identitaires », par exemple, sont ceux qui placent la notion de pureté au plus haut. Et ce désir de pureté s’exprime par une sensibilité supérieure à la moyenne à la question de la pollution, de la gestion des déchets, du plastique et même de la protection des paysages.

Plutôt que d’enfermer les gens dans des oppositions binaires, il est plus fécond d’analyser les ingrédients de la nouvelle équation de la défiance qui touche les institutions, les politiques comme les médias : au cœur de ce sentiment, on retrouve l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, le sentiment que l’horizon est bouché, que le monde est de moins en moins lisible. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER