Quelle définition donner de la sensibilité ?
En français, ce terme est né au xive siècle et s’est chargé de sens divers. Mais, depuis le xxe siècle, dans le champ des sciences sociales, la sensibilité renvoie à la vie affective et à ses manifestations. Elle s’étend du sensoriel, de ce qu’il y a de plus immédiat (le goût, le toucher…), jusqu’aux sentiments et aux passions, plus durables, sans oublier les émotions qui sont, elles, plus spontanées. C’est donc un domaine d’étude très vaste, celui des « faits d’affects », comme les appelle l’historien d’art Georges Didi-Huberman.
Écrire l’histoire des sensibilités implique-t-il l’idée qu’elles aient évolué ?
Oui. Cela peut paraître contre-intuitif, seulement voilà : on n’habite pas les mêmes univers sensoriels selon les époques et les cultures. Les ethnologues le savent bien : ils sont souvent obligés de se dépouiller d’une certaine culture sensorielle pour réapprendre d’autres manières d’être au monde. Les historiens se sont à leur tour approprié cette idée : il y a cinq siècles, étions-nous au monde de la même manière par nos sens ? Dans les civilisations rurales de l’Europe du xvie siècle, par exemple, les hommes et les femmes avaient un rapport beaucoup plus polysensoriel – un rapport d’« étreinte » au monde. Aujourd’hui, la vue est devenue l’axe privilégié. C’est aussi lié à des dynamiques sociales : les sens de « proximité », comme l’odorat ou le toucher, ont progressivement été relégués au profit des sens « de la distance », la vue et l’ouïe, jugés peut-être plus nobles, plus dignes.
Notre sensorialité et, par là, notre sensibilité seraient donc socialement construites ?
C’est une idée que le sociologue allemand Georg Simmel fut le premier à défendre, en 1912. Cela tient d’abord à la socialisation des enfants. On leur apprend à se servir de leurs sens : à découvrir des saveurs, à reconnaître des goûts, à apprécier des spectacles, la mer, la montagne… Ce faisant, on éduque leur sensorialité en générant des goûts et des dégoûts – avec, d’ailleurs, des phénomènes de différenciation de classe. Dans La Distinction, paru en 1979, Pierre Bourdieu rappelle qu’il est très difficile de dire ce qu’est le goût, sinon que c’est le dégoût des goûts des autres ! Cette socialisation sensorielle a pour cadre la famille, mais aussi l’école ou, autrefois, la sphère religieuse. Tous les lieux de socialisation primaire fabriquent des formes d’éducation sensorielle. D’une époque ou d’une culture à l’autre, nous n’avons donc pas les mêmes seuils d’attention aux messages sensoriels. Un anthropologue canadien, spécialiste du Grand Nord, s’était un jour perdu sur la banquise et par chance a été retrouvé en pleine tempête par deux jeunes Inuits. Ils sont parvenus à le ramener au village alors que l’on n’y voyait strictement rien. Mais les gamins, eux, se repéraient aux souffles du vent, à la contexture de la neige, aux craquements de la glace… Cette éducation passe aussi par le langage : il faut des mots pour pouvoir désigner ces différentes textures de la neige. Dans le champ alimentaire, c’est assez frappant aussi. Il existe par exemple au moins sept mots en langue arabe pour décrire le goût de l’eau. Il y a certes dans la sensibilité le legs de l’enfance, mais elle continue de se raffiner tout au long de la vie.
« On apprend à ne pas rire à un enterrement, à avoir l’air joyeux à une fête. Il y a des normes émotionnelles partagées au sein d’un groupe »
Les émotions sont-elles aussi concernées ?
Oui, je parle volontiers d’« habitus émotionnel ». Au sein de la famille, de l’école, on intériorise des normes sociales de comportement et des formes d’expression émotionnelle. On apprend à rire tout bas, par exemple, ou à maîtriser nos larmes – que l’on cache toutefois moins qu’autrefois. On apprend à ne pas rire à un enterrement, à avoir l’air joyeux à une fête. Il y a des normes émotionnelles partagées au sein d’un groupe, mais qui peuvent différer d’un milieu ou d’une génération à l’autre.
Certains types d’émotions ont-ils disparu ?
Il y a un consensus chez les historiens sur le fait que certaines émotions ont émergé là où d’autres ont disparu. Ça peut paraître étrange, mais il s’agit d’émotions qui sont liées à des régimes de sensibilité différents des nôtres. Pensez à la déchristianisation de nos sociétés : elle s’est accompagnée d’une diminution du sentiment de culpabilité chrétienne dans notre vie intérieure. Autre exemple : la componction médiévale. Ce n’est pas le simple remords d’une faute commise ; à cette tristesse se mêle le plaisir de la consolation à venir. On sait que l’on a péché mais que le Christ va finir par nous pardonner. Cette émotion ancienne n’a pas d’équivalent moderne. Certaines émotions ne peuvent donc être comprises qu’en restituant leur contexte social et historique. On pourrait dire que les émotions, elles aussi, sont mortelles !
« On n’est pas tant un œil qui reçoit qu’un regard qui saisit »
Comment la culture façonne-t-elle notre sensibilité ?
Nos sens ne reçoivent pas le monde de manière passive. Ils ne sont pas tant des fenêtres sur le monde que des filtres. On n’est pas tant un œil qui reçoit qu’un regard qui saisit. Car nous sommes socialisés pour pouvoir maîtriser notre environnement et nous y orienter. Cela veut aussi dire que, quand on éduque un enfant, on lui apprend à reconnaître plein de choses, mais qu’on le rend inattentif à bien d’autres sensations. Ensuite, en fonction des familles, des écoles, des milieux, les modèles de régulation des émotions sont plus ou moins contraignants : jusqu’où laisse-t-on les enfants exprimer leurs émotions librement ? Que fait-on de leur colère ? Jusqu’où la réprime-t-on ? Prenez la question des larmes. Dans l’histoire, le rapport aux larmes est un éternel va-et-vient. Dans un livre de 2010, Les Larmes d’Achille, Hélène Monsacré montre ainsi que le héros guerrier par excellence pleure sans cesse, publiquement, dans l’Iliade. Mais, quelques siècles plus tard, dans l’Athènes classique, les hommes ne peuvent plus pleurer. Chez Eschyle, Sophocle et Euripide, les pleurs basculent du côté du féminin. Sauf que les Romains, eux, même les puissants – consuls, empereurs, généraux – pouvaient pleurer ostensiblement.
Certaines époques seraient-elles plus sensibles que d’autres ?
Il est sans doute trop schématique de voir dans le Siècle des lumières celui de la raison triomphante et, dans le premier xixe siècle, celui de l’Europe romantique, l’âge de la revanche de la sensibilité. Il est toutefois intéressant de se pencher sur la thèse de Norbert Elias à propos du « processus de civilisation », qui courrait du xiiie siècle, voire avant, jusqu’à la fin du xixe siècle : selon cette thèse, la naissance et le développement de l’État auraient conduit à une forme de rationalisation progressive des comportements, de maîtrise accrue de la violence dans l’espace public, due à une répression croissante de l’émotivité. En acquérant le monopole de la violence légitime, l’État aurait progressivement essayé de pacifier l’espace social, à travers des contraintes externes sociales, qui sont peu à peu devenues des autocontraintes – le surmoi freudien serait alors le produit de cette très longue histoire. Selon Elias, nous portons ainsi en nous l’histoire de la transformation de nos sociétés sur le temps long.
« Iriez-vous à la morgue tous les dimanches ? Au xixe siècle, c’était l’attraction populaire par excellence, où l’on se rendait en famille »
Ce processus de civilisation participe-t-il au déplacement des seuils de tolérance ?
Tout à fait. Il y a une évolution historique des seuils de pudeur à l’égard de la nudité et, donc, des frontières de l’intime. Une histoire des seuils de douleur, aussi. Alain Corbin a montré combien, au xixe siècle, l’invention des trois « A » (les antalgiques, l’analgésie, l’anesthésie) nous a finalement rendus plus douillets. Il y a aussi une histoire des seuils de tolérance à la violence et à son spectacle. Surveiller et punir de Michel Foucault, paru en 1975, commence par cette scène d’exécution publique, insoutenable, du régicide Damiens. Comment imaginer qu’en 1750 les gens assistaient en famille à six heures de supplice sans s’évanouir ? Cinquante ans plus tard, cette scène n’était déjà plus possible.
Et pourtant, nous restons fascinés par le spectacle de la mort, à travers les fictions ou les jeux vidéo…
Pour autant, iriez-vous à la morgue tous les dimanches ? Au xixe siècle, c’était l’attraction populaire par excellence, où l’on se rendait en famille. Elias avait une théorie à ce sujet : ce que l’on cherche quand on va au théâtre, quand on lit des romans policiers, c’est une excitation plus qu’une occasion de se détendre. Le suspense nous fait nous sentir vivants, vibrants. On supporte de voir des choses terribles à l’écran que l’on ne supporterait pas du tout de voir dans la vie. On recherche, d’une certaine manière, la mort, la violence, parce que l’on sait au fond de nous qu’elles restent à distance.
Qu’est-ce que l’histoire des sensibilités dit de nous aujourd’hui ?
On observe une certaine émancipation des émotions, à l’œuvre depuis les années 1970-1980. Les modèles traditionnels d’autrefois, avec leur stricte partition genrée, ont évolué sous l’action de l’émancipation féminine, de la culture gay, de la mise en question du patriarcat. Mais l’histoire des sensibilités s’écrit sur le temps long, bien souvent sur des décennies. La révolution #MeToo, c’est une transformation lente de nos seuils de tolérance. C’est le produit d’une révolution silencieuse et souterraine, en gestation depuis longtemps.
« C’est le produit d’une révolution silencieuse et souterraine, en gestation depuis longtemps »
On observe aussi un développement de l’empathie, qui va de pair avec la montée en puissance de la catégorie de victime. Notre époque a une haute conscience du poids des traumas, individuels ou collectifs. Cette psychologisation de nos sociétés a d’ailleurs bouleversé nos manières d’être parents, nous rendant plus attentifs à la sensibilité de nos enfants. Notre capacité à nous mettre à la place des autres, y compris des non-humains, est plus grande qu’autrefois. Les animaux ont été reconnus juridiquement comme des êtres sensibles. Notre sensibilité au végétal s’est accrue aussi. On supporte bien moins qu’autrefois que l’on abatte une forêt.
Pourquoi parlez-vous de notre époque comme d’un « nouvel âge compassionnel » ?
C’est lié, à mes yeux, aux réseaux sociaux. Nous y sommes réunis comme dans des silos, avec des gens qui nous ressemblent et ont des goûts assez proches. Ce sont des sortes de communautés émotionnelles. C’est particulièrement frappant lorsqu’il y a un deuil : tout le monde partage son « RIP » et commente l’information. Tout se passe comme si les réseaux sociaux fabriquaient une forme de compassion permanente, d’extrême sensibilité. S’agit-il d’une émotion authentique ou feinte ? Il est toujours difficile de faire la différence. Il y a peut-être une forme de distinction à se montrer ému par la mort d’un grand réalisateur, par exemple, parce que l’on participe à une émotion commune. Mais faut-il absolument trancher ? Dans les années 1990, Luc Boltanski, dans La Souffrance à distance, se posait déjà la question. Il analysait le rituel familial du journal de 20 heures et remarquait que l’on se sentait très concernés par ce qui arrivait aux populations qui subissaient des guerres, des famines, ce qui allait de pair avec une montée en puissance de l’humanitarisme, avec une forme d’empathie croissante bien au-delà de nos frontières. Mais il montrait aussi le mouvement inverse, à savoir que l’excès d’informations, d’images, finit par émousser notre sensibilité et, paradoxalement, par donner naissance à des formes d’indifférence, impropres à l’agir politique.
Propos recueillis par JULIEN BISSON & MANON PAULIC