Khodorkovski fut arrêté à l’aube, dès que son jet toucha la piste de la ville sibérienne où il était allé conclure je ne sais quelle affaire. Les images du milliardaire menotté, escorté par des soldats des troupes spéciales, firent le tour du monde. Et eurent pour effet immédiat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux, c’est un tabou absolu. Un homme politique arrêté, pourquoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable, parce que votre société est fondée sur le principe qu’il n’existe rien de supérieur à l’argent. Ce qui est amusant, c’est que vous continuez à appeler les nôtres des « oligarques », tandis que les vrais oligarques n’existent qu’en Occident. C’est là que les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple, qu’ils achètent ceux qui gouvernent et écrivent les lois à leur place. Chez vous, l’image d’un Bill Gates, d’un Murdoch ou d’un Zuckerberg menotté est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un milliardaire est tout à fait libre de dépenser son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volonté du peuple russe – et celle du Tsar, qui en est l’incarnation – prévaut sur l’intérêt privé quel qu’il soit.

À six semaines du vote, l’arrestation de Khodorkovski est devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar pour les élections de cette année-là. Je me suis limité à transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel à succès. Cela n’a pas été difficile, car la tête d’un puissant qui roule sur le sol a toujours été l’un des spectacles les plus affectionnés des masses. La mise à mort d’un important console la multitude de sa médiocrité. Je n’ai peut-être pas tellement réussi, se dit l’homme de la rue, mais au moins je ne me retrouve pas au sommet de la potence. À chaque époque, les exécutions publiques ont été un divertissement apprécié. La première fois que la guillotine a été introduite, les chroniques de la Révolution française racontent que les Parisiens se plaignaient de ne pas bien voir et criaient « rendez-nous nos fourches ». Puis, lorsqu’ils se sont rendu compte combien elle était efficace et quel supplément de terreur elle suscitait chez les condamnés, ils ont commencé à prendre goût à cette nouvelle technologie. Disons-le franchement : il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur.

Les vrais oligarques n’existent qu’en Occident

Les premiers jours de décembre, les élections ont été un triomphe. Le lendemain du vote, le Tsar a confessé à la télévision qu’il était resté debout toute la nuit. Pas pour suivre les résultats, à propos desquels il ne nourrissait pas la moindre inquiétude, mais parce que son labrador Koni avait accouché de sa première portée. Moi, de mon côté, je n’avais pas de chien pour m’occuper, c’est pourquoi la nuit des élections je m’étais retrouvé à la maison, seul avec une carafe de vodka et une pile de livres d’histoire. Depuis la dernière conversation avec le Tsar, j’avais commencé à concevoir mon rôle de façon différente. En me plongeant dans les chroniques des procès staliniens des années trente, je m’étais rendu compte qu’il s’agissait déjà, au fond, de mégaproductions hollywoodiennes : la voie soviétique au show-business. Le procureur et les juges travaillaient pendant des mois sur le scénario, que les accusés étaient appelés à jouer, encouragés par divers moyens de pression que les producteurs du film avaient sur eux. Il y avait celui qui avait une famille à protéger, celui qui avait à cacher un secret, celui qui, simplement, était sensible aux menaces et à la douleur physique. À la fin, chacun se décidait à jouer son rôle et le spectacle pouvait commencer.

Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle

Aucun détail n’échappait à l’attention des producteurs, le mélange de réalité et de fiction devait être irréprochable. Le public, celui qui était admis à assister au procès, et surtout les millions de personnes restées à la maison, informées par la radio et la Pravda, devaient traverser les mêmes émotions qu’en regardant un film de la Metro Goldwyn Mayer. L’appréhension, l’angoisse, l’horreur face au Mal. Puis la sérénité profonde qui dérive de la résolution d’un conflit et du triomphe du Bien. Il n’y a pas de limites à la capacité créatrice d’un pouvoir disposé à agir avec la détermination nécessaire, pourvu qu’il respecte les règles fondamentales de chaque construction narrative. La limite n’est pas constituée par le respect de la vérité, mais par le respect de la fiction. Le moteur primordial dont il faut tenir compte reste la colère. Vous, les Occidentaux bien-pensants, croyez qu’elle peut être absorbée. Que la croissance économique, le progrès de la technologie et, que sais-je, les livraisons à domicile et le tourisme de masse feront disparaître la rage du peuple, la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l’origine même de l’humanité. Ce n’est pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrés, des perdants, à chaque époque et sous n’importe quel régime. Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. Selon les périodes, elle diminue ou elle augmente, mais elle ne disparaît jamais. C’est un des courants de fond qui régissent la société. La question alors n’est pas d’essayer de la combattre, mais seulement de la gérer : pour qu’elle ne sorte pas de son lit en détruisant tout sur son passage, il faut prévoir constamment des canaux d’évacuation. Des situations dans lesquelles la rage puisse avoir libre cours sans mettre le système en péril. Réprimer la dissidence est grossier. Gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule est plus compliqué, mais beaucoup plus efficace. Pendant de nombreuses années, mon travail, au fond, n’a été rien d’autre que cela. 

Le Mage du Kremlin © Éditions Gallimard, 2022