Contrairement à ce que l’on entend souvent, le capitalisme n’est pas le garant de la démocratie. Prenez l’exemple de la Chine : elle n’a jamais été une démocratie, mais elle a su utiliser la puissance d’un capitalisme fait d’entreprises mues par la recherche du profit pour innover, coordonner la production, s’adapter à la demande et bâtir, avec une rapidité inédite, une industrie moderne. Elle est le premier régime autoritaire à avoir su s’approprier les mécanismes du marché pour se développer et s’adapter à la demande avec une grande flexibilité. En s’appuyant sur la faiblesse de ses coûts, salariaux notamment, elle a conquis des marchés dans le monde entier. Elle est devenue, en à peine plus de deux décennies, l’atelier du monde, capable de générer des excédents commerciaux considérables.
Mais la Chine n’est pas pour autant un modèle de réussite. Depuis quelques années, elle illustre même l’impasse qui menace un capitalisme qui n’est pas guidé par la démocratie. Le dynamisme économique chinois a reposé d’abord, il faut le rappeler, sur une demande extérieure que la Chine a été capable de satisfaire avec une grande efficacité et à des prix bas. Mais la crise économique de la fin des années 2000 a conduit à l’effondrement du débouché le plus dynamique de l’économie chinoise : les consommateurs américains ont cessé de s’endetter toujours plus, et le déficit commercial américain avec la Chine s’est brutalement réduit. La grande crise financière a ainsi touché de plein fouet l’économie chinoise. Le pays a alors été forcé de se tourner vers son marché intérieur. Mais le Parti ne s’est pas pour autant engagé dans la voie d’une amélioration générale des conditions de vie ; il n’a pas cherché à faire monter ce que j’ai appelé le « prix de la vie des hommes ». Il a laissé les inégalités s’accroître, il n’a pas généralisé et consolidé la protection de ses citoyens contre les aléas de la vie. En un mot, il n’a pas imposé à son capitalisme les limites que les démocraties occidentales ont imposées au leur.
Un capitalisme laissé à lui-même finit par s’étouffer
Résultat : les Chinois ont continué d’épargner massivement, soit par peur de l’avenir, soit simplement parce qu’ils ne peuvent pas dépenser tout ce qu’ils gagnent. Pour absorber cette épargne, la Chine a lancé de vastes programmes d’investissement en infrastructures, puis elle a poussé les ménages à investir dans l’immobilier, jusqu’à ce qu’une bulle se forme puis éclate. Les collectivités locales sont aujourd’hui surendettées, les promoteurs immobiliers font faillite et les ménages qui ont vu le prix des appartements achetés baisser, épargnent plus encore que par le passé ! Les entreprises, elles, dégagent suffisamment de profits pour ne pas avoir besoin d’emprunter toute cette épargne. En conséquence, le pays est en train de s’enfoncer dans la déflation. Sa croissance ne cesse de ralentir et le chômage des jeunes de monter. Paradoxalement, le Parti communiste chinois est en train de montrer que Marx avait raison : un capitalisme laissé à lui-même finit par s’étouffer.
L’exemple chinois mérite réflexion. Aux États-Unis, comme en Europe, nombreux sont ceux qui veulent « débrider » le système, revenir sur ce qui a été mis en place pour lui imposer une direction. Qu’une majorité d’Américains ait voté pour Donald Trump n’est pas un hasard. Le Parti démocrate a depuis quelques décennies maintenant cessé de jouer pleinement son rôle. Il a laissé le « prix » d’une large part de la population se dégrader au point de lui faire perdre confiance dans la démocratie : « Si la démocratie n’accorde plus de prix à nos vies, pourquoi continuer de la défendre ? » Ce raisonnement menace de gagner l’Europe. Capitalisme et démocratie ne vont pas forcément de pair. Mais sans la démocratie pour le guider, le capitalisme, comme le montre la Chine, finira dans une impasse.
Conversation avec LOU HÉLIOT