Comment définissez-vous l’inceste ?

Si l’on veut sortir des généralités, la réponse n’est pas simple. Nous avons beaucoup travaillé, avec l’association Arevi (Association d’action/recherche et échange entre les victimes de l’inceste), pour trouver un cadre précis : « L’inceste est une relation sexuelle entre un enfant, généralement, et un membre de sa famille ou de son entourage familial. » Ce qui signifie aussi bien des ascendants (parents, grands-parents, beaux-parents ou tuteurs) que des collatéraux (oncles, tantes, frères, sœurs, cousins, cousines), et cela peut s’étendre jusqu’à des personnes entretenant des relations de confiance ou d’autorité, voire les deux à la fois…

Et l’acte d’inceste ?

Il existe dès qu’une conduite à caractère sexuel est imposée à l’enfant, qu’il soit consentant ou non. Cela n’implique pas obligatoirement une pénétration. L’inceste commence avec le premier geste déplacé, que l’enfant ressent comme tel mais qu’il ne réussit souvent à conscientiser et à nommer que bien plus tard.

Que sait-on de l’étendue de la pratique de l’inceste ?

Là, pour le coup, c’est assez simple. Depuis que nous disposons d’enquêtes, c’est-à-dire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et dans de nombreux pays, on peut parler d’un invariant : 5 à 10 % des enfants vivent une situation d’inceste. C’est un point troublant : en soixante-dix ans, nos sociétés ont beaucoup évolué mais cette prévalence est inchangée. D’un pays à l’autre, d’un genre de vie à l’autre. Ni les dérives liées à la libération sexuelle des années 1970 ni l’entrée dans une nouvelle époque où l’enfant est devenu roi n’ont rien changé à cette constante.

L’inceste touche-t-il davantage les milieux défavorisés ?

Non, cela traverse l’ensemble de la société à parts absolument égales. L’alcool et la promiscuité n’y changent rien. Ce n’est pas parce qu’on dort à trois ou quatre dans une même pièce que l’un va agresser les autres. On peut supposer que, dans la famille Kouchner-Duhamel, le beau-fils ne partageait pas la chambre de son beau-père. La seule différence, c’est que, dans les milieux favorisés, le secret de l’inceste est mieux gardé, la discrétion est une valeur fortement intériorisée.

Qui sont les agresseurs et les agressés ?

Une immense majorité des incesteurs, autour de 96 %, sont des hommes. Quant aux victimes, on estime que deux tiers sont des filles, un tiers des garçons. L’âge moyen du premier viol d’un enfant, c’est 9 ans, et donc beaucoup plus tôt dans nombre de cas. Quant aux agressions, un tiers sont commises par un enfant ou un adolescent de la famille, c’est énorme ! Cela explique que les associations soient assez opposées à la proposition de loi qui établit une présomption de non-consentement à 18 ans en ce qui concerne l’inceste. Sur le principe, ce seuil de non-consentement est une bonne chose mais la distinction majeur-mineur ne résout pas tout.

Les relations sexuelles entre mineurs sont-elles moins graves ?

Les dix années d’études que j’ai consacrées à ce sujet m’ont convaincue d’une chose : il n’y a pas d’inceste heureux ! Même avec une ou deux années d’écart, même entre jumeaux, il y a toujours un dominant et un dominé, et l’abus provoque les mêmes dégâts. On repère parmi les victimes nombre de suicides, de morts violentes et précoces.

Est-ce que l’inceste est une pulsion sexuelle ?

Non, l’incesteur sait se maîtriser pour cacher ses abus, qu’il répète le plus souvent sur plusieurs années en imposant le silence à sa victime. Dès qu’il a le sentiment que l’enfant va parler, il s’arrête. J’ajoute que très peu d’incesteurs sont des pédophiles et que l’immense majorité sont par ailleurs des hétérosexuels tout à fait classiques. D’une manière générale, on pourrait dire que l’incesteur n’est pas un monstre et qu’il commet pourtant des actes monstrueux.

Y a-t-il une famille incestueuse type ?

Ce que l’on repère, c’est que l’inceste intervient toujours dans des familles où il y a déjà eu de l’inceste, et souvent sur plusieurs générations. La spécificité des incesteurs, c’est d’instituer des rapports de domination érotisés, mais rien ne permet de distinguer une famille incestueuse d’une autre. J’ai envie de parler de « famille banale » parce qu’il y en a beaucoup : entre 3 et 6 millions d’enfants incestés, cela fait de nombreux parents et proches ! La psychanalyste Claude Halmos estimait récemment que nous devrions compter l’inceste parmi les hypothèses les plus plausibles expliquant pourquoi les gens vont mal et viennent consulter.

On estime que l’interdit de l’inceste est à la base du contrat social. Vous expliquez pourtant que l’inceste structure notre modèle social. Pourquoi ?

Ces deux affirmations coexistent : l’interdit de l’inceste reste très structurant pour notre ordre social. J’avais eu l’occasion d’échanger avec l’anthropologue Françoise Héritier. Elle reconnaissait qu’elle était passée à côté de la question de cet autre tabou, qui rend si difficile le dévoilement de l’inceste. Dans toutes les familles, on sait qu’un père ne doit pas coucher avec sa fille, même dans les familles où il y a de l’inceste. Tout le monde connaît la loi, mais les actes sont commis quand même. Ce refus de voir, cette peur de poser des mots, déborde largement à l’extérieur des familles incestueuses. L’inceste est une pratique heureusement minoritaire, mais on peut estimer qu’elle agit par ricochet. Si l’on songe qu’en moyenne, dans une classe, un ou deux élèves peuvent être victimes d’inceste, nous avons tous été confrontés aux effets de l’écrabouillement, au réflexe de faire profil bas face à ces mâles dominants. L’inceste est une forme paroxystique d’appropriation du corps et de la personnalité de l’autre par l’érotisation. Il est en cela une acmé déviante et transgressive du patriarcat qui domine encore nos sociétés.

Comment jugez-vous l’écho suscité par le livre de Camille Kouchner ?

La Familia grande est un moment important, notamment du fait de la personnalité de l’incesteur, de la fascination qu’il pouvait susciter en tant que personnalité de gauche très puissante. On peut reconstituer le mouvement actuel comme une chaîne d’émancipations permise par le mouvement féministe et la nouveauté des réseaux sociaux. Il y a eu un premier moment aux États-Unis durant les années 1970. Dans le sillage des gender studies, de nombreux dévoilements remettaient en cause le patriarcat comme facilitateur de l’inceste. En 1978, le livre de Louise Armstrong Kiss Daddy Goodnight a fait date. En France, une césure s’est produite en 1986, quand Éva Thomas a témoigné à visage découvert à la télévision dans Les Dossiers de l’écran. D’autres dévoilements se sont succédé, chacun de ces témoignages en a entraîné d’autres. Le Consentement de Vanessa Springora, par exemple, a compté pour souligner les processus d’emprise. Tout comme le témoignage d’Adèle Haenel et l’article de Virginie Despentes au lendemain des Césars qui avaient sacré Roman Polanski. Toutes ces interventions ont eu beaucoup d’échos dans les forums de victimes d’inceste. Et ce mouvement n’est pas limité aux sphères intellectuelles. D’anciens sportifs, comme la patineuse Sarah Abitbol ou le rugbyman Sébastien Boueilh, par exemple, ont aussi joué un rôle important, sans passer à La Grande Librairie.

Cette libération de la parole vous paraît-elle irréversible ?

Même si cette vague est exponentielle, rien n’est assuré. Plusieurs fois dans l’histoire, des révélations ont été suivies d’un backlash (« choc en retour »). Sigmund Freud, à ses débuts, avait repéré un grand nombre d’actes de perversion des pères avant de renoncer à sa « neurotica ». La bonne société de Vienne avait fait bloc pour repousser l’examen de conscience. Le danger existe que le couvercle soit remis sur la marmite de l’inceste. Cette libération de la parole est fondamentale, mais je ne vois pas comment elle pourrait, à elle seule, changer les choses. Le hashtag #MeToo n’a pas permis que les viols soient mieux sanctionnés par les tribunaux.

Sur quoi faut-il compter alors ? Une transformation des pratiques de la justice ?

Dans ce domaine, les débats en cours sont compliqués. Par exemple, la présomption de non-consentement dans les viols conjugaux, qui existe depuis trente ans, n’a pas réussi à faire reculer ces atrocités. Une proposition essentielle a été avancée par la psychiatre Muriel Salmona et Denis Mukwege, le gynécologue Prix Nobel de la paix : faire reconnaître par les tribunaux les effets des traumatismes sexuels, les errances thérapeutiques qui durent souvent de très longues années. Il faut rappeler cette dissymétrie scandaleuse : la moitié des procès pour meurtre sont suivis d’une condamnation, quand seulement 2 % des procès pour viol le sont, alors qu’on compte dix fois plus de viols enregistrés que d’homicides. Et encore, on estime qu’un cinquième seulement des victimes de viol portent plainte…

Et l’éducation des filles et des garçons ?

Il est vrai que nous sommes engagés dans une mutation, au moins dans les pays occidentaux. Je n’ai pas la même vie que ma mère ou ma grand-mère. Je peux avoir mon compte en banque, me marier avec une femme. Ma fille et mes nièces sont encore plus libres et émancipées. Et les garçons, dans certaines familles, ne sont plus élevés de la même façon. L’éducation, c’est un point crucial. Il faudrait un bouleversement des modèles dès le plus jeune âge que les garçons, par exemple, ne soient plus habitués à disposer de toute la cour d’école pour jouer au foot, que les filles n’intègrent pas que leur place est subalterne. Le mouvement autour de nouvelles formes de masculinité peut aider à faire reculer un terrain d’impunité, mais tout cela est fragile. Un point m’inquiète en particulier : au XXIe siècle, l’écart de revenus se creuse entre les riches et les pauvres, mais aussi entre les hommes et les femmes. Les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac l’ont montré dans Le Genre du capital (La Découverte). L’ère des divorces renforce le capital des hommes et appauvrit les femmes. Or la possibilité de sortir de l’inceste est aussi liée à l’émancipation économique et financière des femmes, qui leur assure la capacité d’entendre la parole de leurs filles ou de leurs fils. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER