Latïa se souvient bien du jour où Hamät découvrit son secret. Elle avait une dizaine d’années. Comme à son habitude, il était parti pendant plusieurs mois en ordonnant à sa fille de ne pas bouger de leur abri tant qu’il n’était pas revenu. Elle passait ses journées à aller grapiller de quoi se sustenter, se fabriquait des jouets avec ce qu’elle trouvait, et chantait. Lorsque Hamät était rentré, elle avait eu envie de lui dire que c’était bon, qu’elle n’avait plus besoin de lui. Mais rien ne sortit, alors elle l’entraîna vers la mégalopole. Sa silhouette bondissait dans les ruelles alambiquées entre les immondices accumulées et les masses humaines se déplaçant sans but. Hamät admira la fluidité avec laquelle l’enfant se mouvait dans la cité. Lui tentait de déplacer sa grande carcasse au même rythme que son petit cabri de fille. Elle le guida ainsi jusque sur une colline où des ruines de béton formaient un belvédère post-romantique. De là, la fillette observa son territoire. Le ciel bas asphyxiait les perspectives. Pourtant Latïa pointa du doigt un immeuble illuminé.

– Tu sais ce que c’est ? demanda-t-elle pleine de malice à son père.

– Non.

– La fabrique de cailloux.

Hamät la considéra avec étonnement.

– Dépêche-toi, ça va être l’heure.

Elle dévala les gravats avec l’agilité d’une chèvre et plongea de nouveau dans la mégalopole, son père à ses trousses. La faim l’avait menée ici plus d’une fois lorsqu’elle était dans l’attente de son retour.

Deux grandes portes de métal rouillé gardaient l’entrée d’un immeuble aux hautes fenêtres éclairées. La tour de béton lisse comportait quinze étages. La fillette révéla à son père une trappe au pied de la face est de l’édifice. Des barreaux de métal fichés dans le mur permettaient de descendre. Latïa en tête, ils se dirigèrent tant bien que mal vers la source d’un bruit répétitif. Le couloir qu’ils avaient emprunté débouchait dans une vaste salle où œuvraient des sortes d’imprimantes 3D. Elles étaient plus de mille. Chacune réglée sur une cadence différente, elles composaient une cacophonie stroboscopique. Latïa tendit des boules Quies à son père et lui fit signe de la suivre. Hamät s’exécuta, non sans appréhension. Où étaient-ils ? La petite fila se cacher entre deux machines. L’homme la suivit en rampant et se retrouva nez à nez avec la réponse à sa question. Des pierres alimentaires prenaient forme sous ses yeux. Vertes, rose pâle ou blanches, elles ressemblaient à du jade et du quartz polis. Elles dégringolaient dans la cuve des machines comme les pièces d’un bandit manchot après le jackpot.

Toute la population se nourrissait de ces galets lisses aux formes aléatoires et aux couleurs variant selon qu’ils étaient source de fibres, de glucides, de lipides, de protéines ou de sels minéraux. Les tutti frutti mélangeaient les teintes et les apports nutritionnels à l’instar des repas équilibrés que l’on mâchait avant l’extinction totale de la faune et de la flore.

Hamät avait toujours tété, comme ses parents et ses grands-parents avant lui. Le mouvement de succion depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui était le même. Depuis le sein de sa mère jusqu’aux cailloux sans goût, la satisfaction était la même. L’acte de se nourrir s’était dilué dans un rituel disparu.

La faim l’avait menée ici plus d’une fois

Pourtant, Hamät avait développé ce qui était considéré comme un TOC par ses pairs. Avant de téter, il faisait toujours s’entrechoquer les cailloux. Leur musique de castagnettes rocheuses annonçait l’abondance, la multiplicité des couleurs et donc des sources d’énergie. L’illusion du choix donnait du sens à ce moment nutritif. Il caressait ensuite leur surface fraîche et douce, délimitait leurs contours. Ceux d’une forme ronde et d’un diamètre de trois à quatre centimètres avaient sa préférence, car il les posait sur la langue telle une hostie. Il les laissait fondre toute la journée dans sa bouche et adorait l’effet que ça lui faisait, surtout quand il s’agissait de glucides ou de protéines. Il avait l’impression d’être boosté en continu.

Le soir, il affectionnait les cailloux à la pointe émoussée. Il se collait ces tétines minérales, la pointe dans la bouche et la base du caillou coincée entre les lèvres, observait le ciel atone et visualisait des formes blanches qui s’étiraient, s’effilochaient comme les nuages d’antan.

Il aurait aimé connaître la composition exacte de ce qu’il suçotait. Il supposait que toutes les molécules étaient synthétiques, mais il fallait bien une matière première. Il imaginait d’énormes trieuses lasers au quinzième étage de la tour. Elles détectaient la présence d’éléments nourrissants dans les vieilles carcasses de voitures, les serviettes-éponges, les mugs, les barrettes à cheveux, les draps de coton, les clenches, les chauffages, les fourchettes, les cuillères, les clés… Tout ce qui ne servait plus à rien depuis des décennies était balancé dans des machines de désintégration, réduit en poudre. La trieuse analysait peut-être chaque particule qui était envoyée dans une grande cuve via un canal spécifique selon sa propriété alimentaire, puis dupliquée. Il avait envie de comprendre, d’aller explorer tous les étages de la tour. Mais Latïa le poussa du coude. Il fallait se magner. Elle avait dévissé un pan de l’une des machines et piochait à pleines mains dans les cailloux. Il avait du mal à y croire. Sa maligne de fille avait trouvé comment ne jamais mourir de faim. S’il disparaissait, elle s’en sortirait. Elle avait déjà tout appris. Ils blindèrent leurs poches de cailloux et repartirent par où ils étaient venus. Ce soir-là, ils s’envoyèrent chacun plus de 4 000 calories dans le sang. Ils dansèrent toute la nuit sous les étoiles cachées par les nuages de dioxyde d’azote.