Dans un système politique fondé sur le déséquilibre entre le président de la République – élu au suffrage universel – et le Premier ministre – nommé par le président –, l’un des enjeux majeurs de l’exercice du pouvoir du second tient à la relation établie avec le premier. Nouée le plus souvent dès sa nomination comme chef du gouvernement, elle conditionne sa marge de manœuvre et sa capacité d’action vis-à-vis d’un président constitutionnellement tout-puissant. Sur les 26 Premiers ministres qui ont égrené l’histoire de la Ve République, plusieurs cas de figure se sont présentés, qui ont structuré un rapport et surtout une pratique du pouvoir toujours singuliers.
On a souvent dit du Premier ministre qu’il était un « fusible », censé protéger le président des aléas de la gestion quotidienne des affaires publiques et lui permettre d’exercer son mandat en donnant les grandes impulsions sans jamais apparaître en première ligne. De nombreux titulaires de la fonction se sont satisfaits de ce rôle sacrificiel, de Maurice Couve de Murville (1968-1969) auprès du général de Gaulle à Jean Castex (2020-2022), en passant par Jean-Pierre Raffarin (2002-2005). Se considérant comme un protecteur du chef de l’État, prêt à payer de sa personne pour la bonne poursuite du mandat présidentiel, ce type de Premier ministre, modeste par essence, a longtemps correspondu à l’esprit des institutions : celui d’un président au-dessus des partis et de la politique quotidienne, laissant « l’intendance » au Premier ministre, selon la formule gaullienne. Un tel rapport demeure central chez tous les Premiers ministres qui savent leur destin entre les mains de celui qui les a nommés, et qui peut les pousser à la démission sans avoir à produire de justification particulière.
Pour autant, les circonstances ont parfois dessiné un autre type de relation, plus équilibrée, entre les deux têtes de l’exécutif. Celle-ci a ainsi pu prendre la forme d’une alliance politique décidée avant l’élection du président. Sans être personnellement proches, Michel Debré – le premier titulaire de la fonction – et Charles de Gaulle ont partagé le désir de fonder un ordre politique nouveau en 1958, et ce souhait commun a tissé leur équilibre politique. De même, plusieurs décennies plus tard, entre François Mitterrand et Pierre Mauroy (1981-1983), François Hollande et Manuels Valls (2014-2017) ou Emmanuel Macron et Édouard Philippe (2017-2020), alliés politiques partageant une vision commune des objectifs à entreprendre. Dans ce type de rapports, les sentiments personnels d’estime et d’affection ont parfois pu jouer un rôle non négligeable. On se souvient de la formule de Jacques Chirac qualifiant Alain Juppé (1995-1997) de « meilleur d’entre nous », ou de l’émotion de François Mitterrand à la mort de Pierre Bérégovoy (1992-1993), un homme pour qui il nourrissait un mélange d’amitié et de complicité.
À l’inverse, la concurrence larvée qui caractérise la relation du « PM » et du « PR », marquée par une définition souvent floue des responsabilités, a pu connaître des moments d’intensité particuliers, souvent tranchés par le départ précipité du Premier ministre, limogé par un président exaspéré. L’exemple le plus célèbre demeure celui de la relation entre François Mitterrand et Michel Rocard (1989-1991). Forcé de nommer à Matignon, à la suite de la campagne présidentielle de 1988, son concurrent au sein du Parti socialiste et ennemi intime de longue date, il a souvent été dit que le président de la République espérait voir Rocard échouer, afin d’anéantir l’hypothèse politique qu’il représentait. Les relations, plus que glaciales entre les deux hommes, ont pu compliquer le fonctionnement gouvernemental. Sans atteindre de tels sommets d’inimitié, Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas (1969-1972) n’ont jamais réussi à s’entendre, leurs visions des réformes à entreprendre et leurs styles personnels étant trop éloignés. Idem pour Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac (1974-1976) : nommé après avoir contribué à sa campagne, et lui ayant apporté le soutien du parti gaulliste, Chirac précipite la rupture après deux ans d’une quasi-cohabitation, convaincu que son avenir politique serait bouché par le succès de son mandat, et profondément irrité par la faible considération dans laquelle le chef de l’État le tenait.
Avant-dernier cas de figure, produit direct de la présidentialisation accrue de la pratique du pouvoir des présidents à partir de Nicolas Sarkozy : celui d’un Premier ministre marginalisé, rabaissé au rang de simple collaborateur du président. Cela aura été le cas pour François Fillon, immédiatement mis sous pression par le président, qui n’a jamais manqué de l’humilier en affirmant son autorité en public, considérant que tout devait procéder de l’Élysée. C’est aussi la relation qui s’est imposée à tous les Premiers ministres sous Emmanuel Macron, après l’éviction d’Édouard Philippe. Jean Castex – comme Élisabeth Borne et Gabriel Attal – a été maintenu dans un état de dépendance extrême vis-à-vis du « chef ». Dans le cas de Gabriel Attal, cette mise sous tutelle a généré rancœur et animosité, comme en témoignent les rapports glaciaux qui animent les deux hommes depuis la dissolution de juin dernier, dont le Premier ministre sortant avait été informé au tout dernier moment.
Le cas le plus équilibré – et souvent le plus tendu – de ce rapport instable, parfois toxique, entre les deux têtes de l’exécutif s’exprime dans les périodes de cohabitation, durant lesquelles le chef du gouvernement retrouve la pleine latitude que lui confère la Constitution (article 20 : « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation »), tandis que le président est renvoyé à son domaine réservé (chef des armées et garant des institutions). Dans ce cas, l’interprétation des institutions fait l’objet d’une guerre plus ou moins larvée entre l’Élysée et Matignon, chacun délimitant son territoire et ses prérogatives.
Reste aujourd’hui à savoir où se situera la relation entre Emmanuel Macron et Michel Barnier. Cohabitation ou coalition, soutien, complicité ou concurrence, les termes du bail temporaire du locataire de Matignon doivent encore être fixés. Ce qui est en revanche certain, c’est que la survie du nouveau Premier ministre dépendra largement de son indépendance vis-à-vis du chef de l’État. Ce qui promet des moments difficiles, ce dernier n’ayant visiblement pas l’intention de s’effacer au profit d’un Premier ministre dont il n’a pu s’empêcher de superviser le casting. Partagé entre le marigot du Parlement et le crocodile présidentiel, Michel Barnier aura fort à faire pour exister. À ce titre, l’invention d’un nouveau type de coexistence, inédit dans la Ve République, n’est pas le moindre des défis qui l’attendent.