La nef des vieux
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– M. Delalande*, il ne faut pas arracher les fleurs que d’autres ont plantées.
– Mais elles ne me plaisent pas, ces fleurs.
Le ton est celui de la réprimande amusée, la réponse marque une sincère indignation. Après plusieurs journées de pluie, le soleil s’est remis à briller. M. Delalande n’a pas attendu pour réinvestir son domaine : le jardin. C’est l’un des plus en forme des résidents de l’Ehpad Villa Pia, à Bordeaux : 89 ans, tout petit, une moustache blanche taillée avec soin, il a exporté ici la passion pour le jardinage qu’il a longtemps consacrée à sa maison, une ferme dont il garde un tableau et plusieurs photos dans sa chambre. Dès que le temps le permet, il plante, il déplante, il cueille, il arrache, pas toujours à bon escient mais avec un enthousiasme qui ne s’éteint pas, ne regrettant que l’interdiction qui lui est faite d’utiliser les bidons de Roundup qui lui restent et qu’il rêve d’écouler.
En cet été changeant, il a même attrapé froid à force de se démener. À côté de lui, se mirant dans la porte-fenêtre du petit salon, une femme se repeigne inlassablement. Autour, les plus valides ont sorti des chaises et profitent de la chaleur des rayons du soleil.
Une soixantaine de ces pensionnaires sont amarrés là, dans ce paquebot à quai qu’est la Villa Pia. On devine à l’élégance d’une veste parfaitement coupée comme au gris d’une peau tatouée longtemps restée dehors la différence des parcours sociaux. La vieillesse ne les a pas rendus égaux, mais a ironiquement redistribué les cartes, plongeant le riche dans la nuit et laissant au pauvre un pas encore ferme. La vision glace. Ces vies tirées jusqu’à leur extrême limite ont-elles encore un sens ? Pour ceux qui les servent, la question ne se pose pas. Ce recul, qui est celui du novice, et que l’on devine chez les familles qui viennent pour la première fois visiter l’établissement, il me faudra du temps pour le dépasser.
Au salon
C’est le matin. Les aides-soignants finissent de descendre les résidents (c’est le terme consacré, et aucun autre ne sera jamais utilisé, ni « client » ni « pensionnaire », surtout pas « personne âgée » et encore moins « vieux ») dans le grand salon. Fauteuil après fauteuil, les invalides sont installés contre la baie vitrée qui donne sur la rue. La lumière baigne la pièce. Plusieurs bibliothèques sont installées dans les angles des murs, la télé est reléguée dans un coin avec un son suffisamment bas pour ne pas s’imposer à tous. Asma, une aide-soignante d’une exubérante jovialité, distribue à tous les gâteaux qu’elle a fabriqués pour célébrer l’Aïd, la fête de fin de ramadan. Ceux qui peuvent marcher arrivent à leur rythme. Olympe, le jeune chien de la directrice, vient quêter quelques caresses. De temps en temps, les cris des plus délirants rompent le silence. M. David appelle sa femme : « Lulu, Lulu… » Au bout de trois ou quatre fois, un « Ta gueule ! » péremptoire jaillit. Devant la télévision, une femme est prise d’une logorrhée grossière et répète en boucle « putain » et « merde », suscitant là encore une exaspération vivement exprimée. Ce ping-pong verbal, répété encore et encore, ponctue les journées, avec des périodes de calme et des moments plus paroxystiques. « Certains ne supportent pas de voir les autres en fauteuil », constate un aide-soignant. Mme Da Costa, une des résidentes les plus volubiles, le clame : « Mon Dieu, je prie souvent pour ne pas être comme ça. Déjà, ici, des fois c’est trop dur. Alors, pas comme ça, non, jamais… » Elle évoquera même, sans susciter de réaction, le cas de Vincent Lambert pour demander qu’on le laisse « partir ».
« Il y a des jours calmes et des moments de désarroi colletif, où tout le monde est très agité »
Eva l’entend-elle ? 39 ans, tout sourire, une boule d’énergie en perpétuel mouvement. Cette Lorraine, installée à Bordeaux depuis neuf ans, formée aux Beaux-Arts à Nancy et employée par une galerie avant de venir ici, travaille à la Villa Pia depuis quatre ans. Tous les jours, de 10 heures à 18 heures, elle est là, chargée d’animer ces longues journées. Le programme est rituel : lecture du journal, suivie de mini-ateliers. Le journal, c’est Sud Ouest. Les nouvelles sont choisies pour ne pas les perturber : horoscope, saint du jour, et un regard vers les annonces de décès. Si jamais…
Calée dans son fauteuil, Mme Da Costa ne rate jamais ce moment. Elle parle beaucoup, souvent pour protester, dans un français mêlé de portugais pas toujours aisé à comprendre, commentant tout ce qu’elle fait. Quand il s’agit de s’attaquer à la fabrication de salades de fruits, elle est la première à s’emparer du couteau. Eva a amené deux melons et une pastèque qu’il faut découper en morceaux. La veille, ils ont fait des brochettes de fruits, mais la gestion des piques a été compliquée. M. Rabourdin passe à côté du groupe, jette un œil sur le travail auquel il n’a visiblement aucune envie de participer, et salue ces dames avec une courtoisie extrême et une élocution parfaite. Il a un temps dirigé une revue littéraire et été très proche d’un des grands écrivains méconnus de la région, Jean Forton, dont il évoque fréquemment le souvenir. Sa chambre abrite de nombreux livres, les quelques exemplaires reliés de sa revue et un échantillonnage des gravures dont il fait la collection, rangées dans un meuble à tiroirs pour mieux les conserver. Mme Da Costa, qui a mis des gants, le salue, finit son melon, critique ses voisines qui ne vont pas assez vite et, d’un geste ample, couvre mon pantalon de jus de pastèque.
Le lendemain, elle aidera à fabriquer un « brancard » à apéritifs, une longue planche en bois percée de trous susceptibles d’accueillir des verres, pour l’événement de début juin : le vide-greniers de la villa. La semaine d’avant, le groupe s’est lancé dans la confection de confitures à vendre le jour J. Le premier essai, trop liquide, a dû être épaissi à la Blédine, sans grand succès. Tant pis : il sera, du coup, dégusté en interne, tandis qu’une nouvelle fournée sera mise en route. « J’observe beaucoup leurs émotions pendant ces activités, raconte Eva. J’essaie de savoir s’ils vont bien. Il y a des jours calmes et des moments de désarroi collectif, où tout le monde est très agité. » Le lendemain, un loto sera organisé. Une dizaine de personnes se passionneront, Mme Da Costa regardant autant les planches de ses voisines que la sienne et leur signalant avec force leurs oublis. Les gagnants (et les perdants aussi – c’est très École des fans comme philosophie…) recevront des chocolats de Pâques, dont le stock n’a pas été épuisé. Le mercredi, des bénévoles viennent organiser des parties de belote.
Cela réussit-il à les distraire ? Pas tous, non. Discours parfaitement cohérent, voix ferme, esprit délié, Mme Badonce est dans une forme intellectuelle parfaite. Elle est ici depuis deux ans, amenée par la mort inattendue de son fils, abattu par un cancer. « Je m’ennuie, dit-elle, un sourire courtois sur le visage et une lueur plus noire au fond des yeux. Je suis enchantée par le personnel, mais je ne sais pas quoi faire. » Sa vue ne lui permet plus de lire. Elle a même dû arrêter la peinture sur soie, qu’elle pratiquait avec passion. Les murs de sa chambre sont décorés de copies de tableaux de maître (Van Gogh, Picasso…). Elle passe beaucoup de temps ent
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