Wilson, Lloyd George, Clemenceau et Orlando : les Quatre Grands, comme on les appelait, se réunissaient en général dans l’hôtel particulier alloué à Wilson place des États-Unis ou bien à l’hôtel Crillon place de la Concorde.

Cette après-midi-là, c’était place des États-Unis dans le salon, au coin du feu. Ces réunions, où se discutait le sort du monde, se déroulaient sans protocole et sans programme bien précis, avec la seule assistance d’une poignée de conseillers qui prenaient en note ce qui se disait en se tenant discrètement en retrait et n’intervenaient que s’ils y étaient invités.

Les Quatre Grands finissaient de prendre le café. Lloyd George, le plus jeune, le plus alerte, tentait de dérider les trois autres quand on annonça l’arrivée du général Foch. Cela ne fit que renfrogner les physionomies de Wilson et Clemenceau. Ce dernier était pourtant à l’initiative de sa venue – il comptait en jouer, nous allons voir comment –, mais il ne supportait plus l’air crâne et l’assurance méridionale du chef de guerre qui avait de plus en plus tendance à se prendre pour le sauveur de la France.

Foch (soixante-sept ans) était petit, brun, mat, rien d’impressionnant dans l’allure. Des yeux gris rêveurs lui donnaient une apparence pensive mais, dès qu’il se mettait à parler, on sentait tout le feu qui brûlait en lui.

Il fit en entrant le salut militaire. […]

Aussitôt, Clemenceau invita Foch à commencer son intervention. Wilson, agacé que le Français se permette encore une fois de lancer la séance à sa place, et dans son propre salon, prit un air plus pincé que jamais. Il resta debout dans une pose affectée, appuyé au dossier d’un fauteuil, alors que tous les autres s’étaient assis. Il plissait ses petits yeux derrière ses lunettes et contractait tant ses mâchoires que ses dents grinçaient.

Foch, constatant que Wilson ne s’asseyait pas, pensa plus respectueux de rester debout, mais Clemenceau le pria de s’asseoir. Foch sentait la tension qui régnait. Il hésita une seconde. Le plaisir de ne pas obéir au Tigre l’emporta. Ravi, Wilson fit un pas vers le général.

– Bien, général. Nous vous écoutons. Dites-nous comment les choses se passent avec les Allemands.

– Mal, Monsieur le président. Plus les jours passent, plus ils sont convaincus qu’ils n’ont pas perdu la guerre, et moins ils supportent la présence de nos troupes en Rhénanie.

– Vous voulez dire, feignit de s’étonner Lloyd George d’un ton ironique, que les Huns sont hostiles à nos troupes ?

– En fait, il y a surtout deux choses qui les choquent. La première, c’est que nos soldats ont tout ce qu’il leur faut à manger et à boire. La deuxième, c’est les Africains et les Nègres.

– Pardon ? fit Wilson.

– La plupart n’ont jamais vu d’hommes des colonies ni de Nègres américains. Ils sont indignés de les voir défiler fièrement devant leurs maisons. Autrement, en Rhénanie, en Sarre ou de l’autre côté du Rhin jusqu’à Cologne, les gens ne sont pas ouvertement hostiles aux Français. Ils ne voudraient pas devenir français mais ils souffrent depuis longtemps de l’autoritarisme prussien. C’est pourquoi la solution pour assurer notre sécurité face aux Boches consiste à créer un ou des États de Rhénanie indépendants, qu’on intégrerait dans une fédération défensive regroupant la Belgique, le Luxembourg et la France.

– C’est la politique de Mazarin que vous nous proposez là, dit Orlando. Diviser les États allemands pour assurer la sécaurité aux frontières de la France.

– Si vous voulez. Il faut que le Reich n’ait plus jamais aucune frontière commune avec nous.

Clemenceau, ne pouvant s’empêcher de l’asticoter, le reprit :

– Dites l’Allemagne, Foch, en théorie, ça n’est plus le Reich.

– Il faut créer un cordon sanitaire autour de l’Allemagne. N’oublions pas qu’ils sont 75 millions et nous seulement 40.

– Quarante quoi ? dit Wilson.

– Quarante millions de Français.

– Vous oubliez les Anglais.

– Et les Américains, ajouta Lloyd George.

– Sans cette barrière de protection, les Boches seraient à Paris avant même que vous ayez franchi la Manche. La Rhénanie doit être indépendante. C’est indispensable. Ensuite, il faut forcer effectivement le Reich à désarmer.

– C’est ce qui est convenu dans les accords d’armistice que vous venez de renouveler, n’est-ce pas, mon général ? dit Lloyd George.

– Oui, mais c’est ce qu’ils ne font pas. Leurs troupes rentrent triomphalement. Vous savez comment le président Ebert les a accueillies à Berlin : « Gloire à vous qu’aucun ennemi n’a pu vaincre ! » Et vous savez pourquoi ils croient qu’ils ont gagné ?

– Pourquoi ? demanda Orlando.

– Parce que la guerre a eu lieu en France, pas en Allemagne. Parce qu’ils n’ont pas vu un seul soldat étranger envahir leur pays.

– Sauf en Rhénanie, fit Wilson.

– Sauf en Rhénanie.

– Bien, bien, dit Clemenceau, secrètement enchanté parce qu’il savait ce qui allait venir. Et que nous proposez-vous de faire alors ?

– Occuper l’Allemagne, répondit Foch tranquillement.

– Vous voulez dire : occuper toute l’Allemagne ? s’inquiéta Wilson.

– C’est la seule façon de les obliger à démilitariser. Ils ne comprennent que la force. 

 

La Danse des vivants © Albin Michel, 2016 

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