« La silicon valley est une île »
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Comment définir géographiquement la Silicon Valley ?
Historiquement, ce qu’on appelle la Silicon Valley est une zone allant du sud de San Francisco jusqu’à la ville de San José. Mais, ces dernières années, elle s’est étendue au quartier de South of Market, au cœur de San Francisco, laquelle est accessoirement devenue la ville-dortoir des industries implantées dans la Silicon Valley.
Quand la Silicon Valley est-elle née ?
Tout a commencé au début du XXe siècle. La région, longtemps agricole, a vu s’installer une zone de développement des industries de radio entre 1900 et 1920. Les choses ont pris de l’ampleur au moment de la Seconde Guerre mondiale lorsque le président de l’université Stanford a décidé de créer un département en ingénierie de niveau mondial. Ce département a contribué à attirer les chercheurs et les ingénieurs dans la Silicon Valley, et a orienté la recherche autour de l’informatique. Il faut également se souvenir que la côte ouest était supposée défendre la façade pacifique des États-Unis et que l’industrie militaire y est puissante depuis longtemps.
Est-elle encore importante aujourd’hui ?
Absolument. Juste à côté du siège de Google, vous trouverez la base aérienne de Moffett. L’un des principaux employeurs de la Vallée a longtemps été Lockheed : leurs bureaux se trouvaient à l’endroit même où Yahoo! a été créé. Jusqu’en 1972, quasi toutes les puces de silicium produites dans la Vallée – qui tire son nom de ce matériau (silicon en anglais) – servaient à la technologie militaire, et principalement à la création des missiles nucléaires Polaris. Ce qui s’est passé dans la Silicon Valley dans les années 1960, c’est la rencontre entre la culture militaire et la contre-culture.
Les grandes entreprises de la technologie numérique actuelles seraient les filles de la contre-culture et de l’armée ?
Bien sûr ! Comment Steve Jobs et Steve Wozniak (les fondateurs d’Apple) ont-ils récupéré leurs premières puces informatiques ? Ce sont des ingénieurs d’entreprises militaires où ils bossaient comme sous-traitants qui les leur apportaient. C’est ainsi que ces deux mondes en sont venus à se rencontrer. Nous pensons trop souvent qu’ils sont antinomiques, mais c’est une erreur. Historiquement, la culture militaire est bien plus ouverte que les gens ne l’imaginent, et la contre-culture est, dans son versant californien, bien plus à l’aise avec l’idée de commerce que ce qu’on pense.
C’est vrai qu’on se représente la contre-culture californienne comme totalement contraire au nouvel esprit du capitalisme de la Silicon Valley…
Parce qu’on imagine que la contre-culture des années 1960 était anticapitaliste. Mais il y avait aussi ici une autre forme de contre-culture, communautaire et autogestionnaire, centrée sur les modes de consommation. Les tenants de cette contre-culture voulaient créer un monde nouveau en formant des communautés de conscience visant à se substituer au gouvernement. Entre 1966 et 1973, des millions d’Américains ont cru dans cette culture. Ils voulaient se débarrasser des organisations, de la bureaucratie, de la hiérarchie sociale. Dans cette conception des choses, les outils industriels sont précisément ceux qui doivent permettre d’accomplir un changement des mentalités et, à travers ce dernier, l’avènement d’un nouveau monde. À ce titre, il y a un héritage de la contre-culture qui est très pro-capitaliste parce que le capital apporte l’industrie, et que l’industrie nous fournit les outils qui nous permettent d’échapper à la politique.
Vous semblez faire de 1972 une date charnière. Pourquoi ?
J’utilise 1972 comme un point de référence parce que c’est le moment où l’on a commencé à penser l’informatique et les ordinateurs individuels. C’est aussi l’année juste avant le retrait du Vietnam, qui s’achèvera en 1975, et le tout début de la fin de la guerre froide. Durant cette année-là et les suivantes, la Californie devient un lieu central de production de matériel informatique et d’ordinateurs individuels : cela mènera à la création de l’Apple I, du Mac et du PC inventé par Microsoft. L’autre événement important de cette période, c’est la première apparition d’Internet, en 1968, lorsque la première démonstration publique d’ordinateurs reliés en réseau a lieu devant des informaticiens réunis à San Francisco.
Google, Myspace et Facebook apparaissent bien plus tard, au tournant des années 2000. Ces start-up font faire un bond en avant à la Silicon Valley, mais les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) bénéficient alors de tout un tissu industriel et intellectuel en place depuis longtemps.
Quel a été le rôle de l’université Stanford dans ce processus d’explosion de la Silicon Valley ?
Stanford en est l’épicentre absolu. Si je regarde par la fenêtre de mon bureau, je peux voir où les premiers algorithmes qui ont mené à la création de Google ont été inventés. Quand j’ai commencé à enseigner les médias numériques et l’histoire culturelle à Stanford il y a quinze ans, des ingénieurs venaient tester leurs produits sur mes étudiants ! Il faut comprendre que Stanford est une université très ouverte, flexible, poreuse. Nous sommes tous encouragés à nous ouvrir à la Vallée et à ses entreprises. Je parle souvent aux gens de Facebook et réciproquement. Ils souhaitent travailler avec moi. Connaissez-vous un autre endroit où des entreprises veulent embaucher un spécialiste d’histoire culturelle ?
La Vallée a-t-elle pour seul objectif la recherche du profit, comme on le lui reproche souvent ?
On constate en tout cas depuis une dizaine d’années un nouveau profil parmi les arrivants. Nous les appelons, en plaisantant, des « brogrammers » : ce sont presque exclusivement des jeunes hommes, sortis d’écoles de commerce, qui cultivent une camaraderie virile et sont obsédés par l’argent.
Cela veut-il dire que la Vallée a perdu son âme utopiste ?
C’est un peu ce à quoi j’ai assisté au sein d’entreprises comme Facebook et Google. Elles ont été créées autour de l’idée du bien public mais ont été progressivement enfermées dans ce que j’appelle un palindrome protestant. Dans le cas de Google, cela consiste à dire : « Ne fais pas le mal » ou « Fournir de l’information est bon pour le monde ». Ah bon, mais qui fournit de l’information ? Google ! Donc ce qui est bon pour le monde est bon pour Google et ce qui est bon pour Google est bon pour le monde. Et l’argent que nous gagnons en faisant cela est un signe de notre bonté. C’est l’éthique protestante du capitalisme définie par Max Weber que l’on retrouve partout ici. Si nous gagnons de l’argent, c’est forcément parce que ce que nous faisons est bon. Si les consommateurs ne voulaient pas de nos produits, alors ils ne les achèteraient pas. C’est une logique qui permet aux dirigeants de ces entreprises de croire sincèrement faire le bien du monde et de prendre leur chiffre d’affaires comme le signe de leur impact positif sur le monde.
Apple n’est-elle pas le symbole de ce décalage entre l’image de ces sociétés et leurs pratiques marketing et fiscales…
Apple est l’un des membres les plus cyniques de la Vallée. Elle se vend comme une entreprise utopiste, alors qu’elle est tout sauf cela. Il suffit d’observer ses pratiques d’approvisionnement et le mal qu’elle fait à l’environnement pour construire les IPhone. Le paradoxe d’Apple apparaît clairement dans le nouveau campus qu’ils viennent d’ouvrir à Cupertino et qui est un immense cercle. Un cercle fermé sur lui-même. Le moyen idéal de détourner les attaques, de se protéger du monde extérieur.
Comment expliquez-vous que les grandes entreprises ne cherchent pas à se montrer ni à se mettre en scène ici ?
Parce qu’elles pratiquent le pouvoir de manière différente. Facebook est un lieu qui tire sa puissance en travaillant les entrailles du monde social. Son campus, à Menlo Park, est impressionnant par sa manière de se dissimuler dans le paysage. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une mine, d’une industrie d’extraction. C’est une forme de pouvoir très différente, ce qui explique pourquoi il ne se manifeste pas dans ses bureaux de la même manière que les entreprises du capitalisme financier, par exemple.
Comment définiriez-vous la Silicon Valley aujourd’hui ?
La meilleure manière de la définir est d’utiliser la métaphore d’une île. Les gens émigrent dans cette île, ils y font des choses, puis ils s’en vont. Ils ne s’y installent pas pour toujours. Près de 40 % de ses résidents ne sont pas nés aux États-Unis. Les gens viennent dans la vallée pour dix ans et ils rentrent dans leur pays pour créer leur entreprise. La vallée est un lieu peuplé d’émigrés de long terme.
Propos recueillis par VINCENT MARTIGNY
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