Disons d’abord que je ne suis pas, dans toute cette affaire, d’une équanimité d’esprit parfaite. Il m’est arrivé de donner des notules à la Revue des deux mondes, qui devaient être rémunérées, quand elles l’étaient, autour de 100 euros. Au rythme d’une parution annuelle, Mme Fillon en a tiré 50 000 euros. Non seulement je suis jaloux de son talent, apprécié sans doute à sa juste valeur, mais j’en conçois, par un ressentiment de type ouvriériste, une certaine amertume. On voit parfois, lors d’une fermeture d’usine, des syndicalistes désespérés s’en prendre aux actionnaires qui se goinfrent sur leur dos. Je suis désormais un membre du lumpen littéraire qui pourrait lever le poing devant un château sarthois. 

On appréciera d’autant plus l’attitude digne de l’auteur de ces lignes qui, s’élevant au-dessus de la guerre des piges, enfile avec sérénité sa veste forestière pour arpenter les paysages des ères géologiques. Jurassique ou crétacé ? Il me semble plutôt, du côté du Mans, que nous sommes en présence de spécimens datant de l’ère chabrolienne, soit 1965-1985 à son acmé. C’est un climat. La femme du médecin couche avec le notaire, une Audi passe parfois en Suisse avec du cash dans le coffre, on se promène à l’aube des dimanches dans des prairies mouillées où le setter s’ébroue comme s’il avait des puces, éclaboussant de gouttelettes fraîches ses accompagnateurs en trench et casquette de chez Barbour. C’est un univers où l’on s’arrange. Pas de riads à Marrakech, pas de villas à Saint-Barth, on laisse ça aux créatures du précambrien de type Balkany. Non, juste l’ère chabrolienne, avec Michel Bouquet en faux-cul et Stéphane Audran en hétaïre d’arrondissement. Et puis, comme disait Cocteau, « être riche, c’est avoir des amis riches ». D’ailleurs, ce monde décent, où l’on adore fermer les yeux et faire du pied, atteint parfois à des audaces progressistes dont l’on ne loue pas assez la hardiesse. Voyez comment le candidat Hamon, au fil de diverses moutures, préconise un revenu universel déconnectant à l’occasion la rémunération du travail fourni. Eh bien, s’il était démontré que Penelope Fillon a été défrayée sans contrepartie, elle serait une pionnière, une excellente anticipatrice de la proposition du socialiste Hamon. Pourquoi ce dernier ne le dit-il pas ? La crise de foi commence par la mauvaise foi. 

Ouvrons un peu plus le compas. En France, c’est toujours Daumier qui sort son crayon. Outre Fillon, nous avons Hamon : un sympathique esprit de petite république caraïbe, les feuilles de cannabis prenant la place des cigares cubains, plombé à la subventionnite et raccourci par son imperméable trois-quarts. Le Pen : la lourde belgitude d’un rexisme aux couleurs de la France, marchant sur les mains après le karaoké du samedi soir. Le bonhomme Mélenchon, lui, porte la blouse de Bouvard et Pécuchet et lâche des sentences de pharmacien babouviste en cherchant des étoiles rouges dans le firmament. Reste le Macron, Puck de la technostructure, Bonaparte ayant lu Marcel Gauchet, qui est en train de devenir la valeur refuge christique des écœurés raisonnables. Saluons chez ses zélateurs un aspect de l’exception française. En Grande-Bretagne, le désir de renverser la table a accouché d’un Brexit. Aux États-Unis, la recherche d’un candidat transversal, hors système, décalé, s’est cristallisée sur un beauf à brushing. En France, une exaspération comparable face à un système politique oxydé bénéficie pour l’instant à un Éliacin raffiné, ancien assistant de Paul Ricœur, électron libre de l’inspection des Finances qui peut réciter du Molière. Nous avons une façon particulière de faire nos crises de nerfs. Ou de foi. 

Tout de même, il y a un signe lexicologique de la panique fractale, de l’épouvante scissionniste, qui s’est emparée du monde politique. C’est l’adoption obsessionnelle, à droite comme à gauche, et dans la presse tout autant, de l’expression « famille politique », au lieu de dire « parti » ou « formation politique ». On y voit sans doute un adoucisseur, un humidifiant. Les femmes et les hommes de ma génération, surtout s’ils portent à gauche, ont pourtant le souvenir de l’époque lointaine de La Politique de la famille du psychiatre Ronald Laing, quand la cellule nucléaire était dénoncée comme un nid à névroses, un carcan identitaire, une structure d’oppression. Je me souviens combien des garçons de mon âge, et plus encore des filles, ont conquis leur liberté contre les familles. Un avantage du Macron : étant un danseur étoile entouré d’agrégats disparates en voie de coagulation aléatoire, il n’évoque jamais, et n’est sans doute pas enclin à évoquer, sa « famille politique ». D’ailleurs, qu’est-ce qu’une « famille politique » quand le taux de divorce des familles réelles doit frôler les 60 % dans nos contrées ? L’euphémisation, c’est la peur. Le banquet de famille, c’est le bal des jocrisses. 

Les temps changent. Le général de Gaulle a été mis en examen. Mais il y a de l’espoir. Les Français ayant un rapport feuilletonesque à la politique, ils espèrent le prochain épisode, qui durera cinq ans. Ayant jeté à la poubelle des kilomètres de vieille pellicule, ils attendent du nouveau projectionniste une intrigue de qualité. « Étonne-moi », disait Diaghilev à Cocteau, toujours lui. Qui peut nous étonner ? Je vais aller demander à Jean Cocteau pour qui voter. 

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