Ô sable divisé dans les mains souveraines
Cruel à toi-même à toi-même confronté
Peuple qui n’es que sang qu’on verse en vérité
Qu’entrailles de chevaux sur l’arène qu’on traîne

Regarde celui-là ton pareil et qu’on tue
Ils t’ont donné la pierre et le couteau pour être
Le bourreau de toi-même à te choisir un maître
Et les coups de ton bras sur qui les portes-tu

Sur qui sur quelle chair dont le cri me déchire
Où s’inscrit la blancheur des flagellations
Et tu frappes ta bouche et c’est ta passion
Ta chute ta clameur et ton propre martyre

Ô sable divisé plus que le chènevis
Peuple en mille micas brisé comme un miroir
À ces princes de Dieu peux-tu plus longtemps croire
Qui jouent aux osselets sur ton ventre ta vie

Toi qui portes la mort peinte dans ta prunelle
Sur ton corps écorché la pâleur de la faim
Qui n’a connu du jour que ce travail sans fin
Semblant éterniser les douleurs maternelles

Jusqu’à quand seras-tu la monnaie et le prix
Dont d’autres pour avoir les cieux feront échange
Jusqu’à quand faudra-t-il que du glaive des anges
À la gloire d’Allah soit ton visage écrit

 

« L’avenir de l’homme est la femme », répète Louis Aragon dans Le Fou d’Elsa. Comprenons que l’amour est la solution. Et que le bonheur est utopique pour tout couple solidaire des miséreux. Le poète nous transporte en Espagne, au xve siècle, « à la veille où Grenade fut prise » par les catholiques. Juifs et musulmans cohabitent ­encore dans la ville. On ­enseigne « de meilleur cœur que le Coran la poésie ». Écoutons par exemple ce vieillard, chanteur des rues. On l’appelle le Medjnoûn qui veut dire le Fou. Il ne prie pas Allah mais « la perfection dans sa créature ». Il se détourne de La Mecque pour louer Elsa. Épouse d’Aragon, celle-ci vivra quatre siècles plus tard. Les dangers et l’espoir ne disparaissent pas. Le poème ci-dessus reste d’actualité. Aragon y apostrophe le peuple en alexandrins. Six quatrains que la répétition d’« Ô  sable divisé » structure. Dès le deuxième vers comme un miroir, « à toi-même » se reflète. L’absence de ponctuation, les nombreux adjectifs possessifs contribuent à identifier la victime au bourreau. Les princes séparent ; prenons conscience de nos similitudes. Que d’images déchirantes pour dire la souffrance ! Elles semblent naître de l’Histoire autant que de la vie même. Jusqu’à ce que les anges riment avec les morts qu’on échange. Le mal vient-il des hommes ou de Dieu ? Ample fresque qui mêle la prose aux vers, Le Fou d’Elsa se termine par ces mots : « Ô impie / Tu ne blasphémeras pas le nom du Seigneur puisqu’il n’existe point ». 

À lire, les entretiens d’Aragonavec Francis Crémieux aux Éditions Gallimard.

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