Que des acteurs musulmans, religieux ou pas, souhaitent faire entendre leurs voix au lendemain de l’assassinat d’Hervé Gourdel, est à la fois légitime et compréhensible. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un tel appel est lancé sous l’intitulé « Pas en notre nom ». En février 2012, le ­Rappel (Réseau d’action pour la promotion d’un État laïque) l’avait déjà fait, usant du même titre exactement, contre « des prédicateurs qui se prétendent musulmans et manipulent l’islam ». Il avait été signé par des responsables dont Dalil Boubakeur, le recteur de la Grande mosquée de Paris, et Marouane ­Bouloudhnine, alors président de Mosaïc (la Fédération laïque des citoyens de sensibilité musulmane). Mais l’appel lancé aujourd’hui peut susciter une ambiguïté dérangeante. En règle générale, les musulmans sont suspectés de communautarisme. Or voilà qu’on semble regretter, lorsque survient un drame comme celui-là, qu’ils se positionnent insuffisamment… à titre communautaire. Soudain, ils doivent réagir en mettant en avant une appartenance à l’islam qu’on leur demande au contraire, laïcité oblige, de garder en général privée.

Il y a là un paradoxe dont beaucoup de musulmans, jeunes en particulier, commencent à être exaspérés. Comme s’ils devaient se sentir collectivement coupables, ou tout simplement concernés, par les actes d’individus criminels du seul fait qu’ils sont musulmans. On peut comprendre ceux d’entre eux qui s’interrogent sur le fond de cette injonction qui exige d’eux de se désolidariser d’un acte dans lequel ils estiment n’avoir aucune part. L’accepter équivaudrait à admettre qu’ils seraient porteurs d’une altérité incontournable qui serait l’islam. 

Cela étant, que l’appel « Pas en notre nom » soit parti en France des ­mosquées n’a rien d’étonnant. C’est un moyen pour les religieux d’afficher une fonction politique, d’apparaître comme des partenaires crédibles des pouvoirs publics. Beaucoup de musulmans, jusqu’à ­aujourd’hui, n’ont pas compris à quoi exactement sert le CFCM (Conseil français du culte musulman). Les ­responsables qui ont lancé cet appel y ont vu une occasion de réoccuper le terrain en apparaissant comme des agents de modération, dans un contexte difficile et complexe. C’est donc un acte politique, une prise de position publique visant à montrer que les musulmans favorisent le « vivre ensemble ». Cet appel est un moyen de clamer : « Nous sommes ­garants d’un esprit de modération et nous y veillerons dans nos mosquées. »

Plus généralement, il s’inscrit dans un contexte de montée de l’islamophobie. Pour éviter toute confusion, précisons qu’il ne s’agit pas d’assimiler islamophobie et libre critique de la religion musulmane. Par islamophobie nous entendons une peur systématique et irraisonnée de l’islam et des musulmans qui se traduit par une hostilité pouvant aller jusqu’à la violence. Le constat doit être fait : en quelques décennies, certains ont culturalisé ce qui était auparavant un racisme anti-immigrés. Parallèlement, cette islamophobie, qui était essentiellement l’apanage de l’extrême droite, a commencé de toucher d’autres acteurs du champ politique. Aujourd’hui, des franges de l’UMP profèrent des propos similaires ; certains intellectuels se sont ouvertement rapprochés des positions islamophobes. 

Cette islamophobie s’enracine et prend actuellement une ampleur inquiétante. Elle ne concerne plus seulement les racistes traditionnels. Le discours de stigmatisation collective des musulmans et de l’islam en tant que tel se généralise et se structure, les musulmans tendant à occuper la place du bouc émissaire. D’où la précipitation de certains dirigeants musulmans à se positionner pour faire barrage à toute suspicion. Il est essentiel d’y répondre, car cette islamophobie fonctionne souvent sur fond de méconnaissance. Et il faut différencier ceux sur qui ce discours prend par ignorance et ceux qui le transforment en fonds de commerce pour alimenter l’idée d’une « islamisation de la France ». 

Cela étant, la France n’est pas seule en cause. Des pays comme les Pays-Bas ou la Suède, qui ont construit des sociétés modernes très ouvertes, sont désormais sujets à des poussées d’islamophobie. Cela ne modifiera pas la tendance générale de l’insertion de l’islam dans la laïcité, qui constitue un phénomène déjà amplement engagé, même si nous ne nous en rendons pas compte. Mais il a connu et connaîtra encore des phases de rétraction, de tensions. Nous sommes ­aujourd’hui dans une phase de ce type. Une partie de la société française, qui a du mal à accepter les évolutions socioculturelles, mais aussi une partie des musulmans, qui craignent les conséquences pour eux d’une insertion dans la société française, se mobilisent pour tenter de ralentir une dynamique déjà à l’œuvre. On assistera régulièrement à des affolements, des débordements, des moments de crise. Mais je persiste à croire que le processus est irréversible. 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

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