Pourquoi nombre de musulmans français se sentent-ils obligés de se dissocier des exactions de l’organisation État islamique alors qu’à l’évidence ils n’y sont pour rien ? 
Ces dernières années, on les a sommés de se justifier. Tout le monde le leur demande. Pas seulement des intellectuels célèbres. Les médias aussi, de façon indistincte, avec l’idée qu’ils n’en font jamais assez pour se désolidariser des actes terroristes ou violents. Pour employer une notion de droit, il y a renversement de la charge de la preuve : le musulman doit se dédouaner de ne pas être un criminel. Tout le monde emploie une expression qu’il faudrait supprimer, celle de musulman modéré. L’islam serait comme l’arsenic. Si vous en prenez trop, si vous êtes trop musulman, vous êtes forcément un dangereux fondamentaliste. À l’inverse, l’expression de bouddhiste modéré ne fonctionne pas. Être intégralement musulman reviendrait ipso facto à être un violent intégriste. 

Comment se traduit ce renversement de la charge de la preuve imposé aux musulmans ?
Souvenez-vous de la différence de traitement médiatique entre l’affaire Anders Breivik et l’affaire Mohammed Merah : c’est fascinant. Pour Breivik, les journalistes norvégiens décrivent l’acte d’un désaxé, d’un individu solitaire qui n’appartient pas à des réseaux. Or Breivik était impliqué dans de nombreux réseaux nationalistes d’extrême droite, il était lecteur assidu d’auteurs déplorant la décadence de l’Occident. Il a dû se défendre au cours de son procès pour faire admettre qu’il n’était pas fou mais rationnel, précisant que certains intellectuels pensaient comme lui en Europe. Il se targuait d’avoir agi et pas seulement parlé. Avec Merah, on a dit le contraire, qu’il était impliqué de longue date dans des réseaux islamistes. On a construit une vision dangereuse, puis on s’est aperçu que ce n’était pas des réseaux, mais au mieux des cellules dormantes, très disséminées, difficiles à raccrocher à une cohérence d’ensemble. 

Quel est le contexte qui pousse tous ces musulmans à brandir des pancartes « Not in my name » ?
L’image générale est celle-ci, montrée par tous les sondages : plus de 80 % des Français pensent que les musulmans cherchent à imposer leur mode de vie. Ils en feraient trop, seraient sans gêne. A minima, même s’ils ne veulent pas nous tuer, ils veulent qu’on accepte leurs pratiques dans les piscines, à l’hôpital, etc. Depuis les années 2000, on assiste à un double phénomène : certains musulmans se révoltent individuellement contre cette image en en rajoutant. Ils disent : je suis républicain, je n’ai rien fait, je revendique encore plus mon islamité. D’autres, au contraire, se soumettent, évitent de dire qu’ils sont musulmans. S’ils le reconnaissent, ils ajoutent qu’ils font peu le ramadan… 

Nos enquêtes à l’Observatoire du religieux le montrent, notamment dans les recherches de travail ou d’appartement. Quand l’organisation État islamique ou d’autres groupes terroristes font parler d’eux, cela provoque chez eux la nécessité de se justifier. Ils se sentent coupables. D’autres qui ont envie de vivre normalement euphémisent au maximum leur islamité. 

Les horreurs récentes ont provoqué de nouvelles réactions ?
Tout le monde a été choqué, a fortiori les musulmans, qui souffrent au point d’éprouver le besoin de se dissocier. D’un côté, je crois qu’ils n’ont pas à se dédouaner. D’un autre côté, leur attitude est rassurante pour la majorité de notre population. Aujourd’hui, si votre voisin de palier est musulman, il semble pouvoir être un terroriste. C’est une illustration de la thèse de l’anthropologue Arjun Appadurai : le xxe siècle avait peur des révolutions de masse, le xxie a peur des petits nombres, chacun s’inquiète de son voisin. Le fait de voir défiler les musulmans contre Daech est dès lors vécu comme rassurant. 

Ce qui est nouveau dans l’islam de France, c’est une certaine unité, la dissolution des appartenances ethnoculturelles : ­l’islam des Marocains n’est plus distinct de celui des Algériens ou des Tunisiens. L’islam des nouvelles générations est globalisé. 

 Avant le début des années 2000, le discours sur l’islamisation est d’abord quantitatif : les musulmans se multiplieraient plus vite que les autres. Ils migreraient plus vers la France et convertiraient à tour de bras. Puis s’ajoute la dimension qualitative : l’intentionnalité présumée. Le musulman aurait un plan. S’il se reproduit, migre et convertit, il le fait exprès car il cherche à s’imposer à nous. 

Vous avez relevé la fausseté des préjugés sur l’islamisation. Quels sont-ils ? 
D’abord, la fécondité mondiale des musulmans est en baisse. Qu’on soit ou non musulman, une règle s’impose : quand le taux d’alphabétisation des femmes dépasse un certain seuil, la fécondité diminue. En Europe, le Kosovo, un des pays où la natalité est la plus faible, est pourtant à majorité musulmane. Au sein de l’Union européenne, l’évolution est nette. Dans les années 1970, la différence de fécondité des populations estimées d’origine turque, pakistanaise et maghrébine était de deux enfants par femme. Le point de bascule a été enregistré en 1996, avec seulement un enfant de plus par femme. Depuis les années 2000, on note une égalisation. 

Et la crainte d’une immigration massive ?
En France, les premiers pays d’immigration sont ceux du Maghreb, même si on voit poindre la Chine et les pays d’Asie. Mais si on tient compte des flux internes dans l’Union européenne, l’immigration la plus importante vient des pays de l’Est, avec d’abord la Pologne et la Roumanie. 

Le phénomène des conversions mérite-t-il l’attention qu’on lui porte ?
En France, les services de renseignement estiment le total aux alentours de 4 000 par an. Une grosse dizaine par jour. Sur une population de 60 millions d’habitants, c’est une dynamique faible. En clair, il n’y a aucun mouvement de conversion. Mais par contre, il existe un mouvement de reconversion. Des musulmans ethno­culturels qui se tournent vers une forme d’islam plus intense. 

Quels arguments opposer à ceux qui perçoivent malgré tout une islamisation de notre société ?
Aucun argument. On ne peut combattre un mythe avec des arguments. C’est un ressenti, de l’émotion. C’est l’effet du « mais quand même ». Je vous démontre que l’islamisation n’existe pas, vous dites « d’accord, mais quand même ». Nous sommes des animaux mythiques. Parce que nous n’avons pas de contact direct avec le réel, nous le racontons à travers des grilles de lecture, des mythes. Et lorsque notre narration, qui donne sens à notre existence, s’effrite, alors nous ressentons un malaise. Notre société, comme d’autres sociétés européennes, souffre aujourd’hui d’un tel malaise, comparable à ce que Freud appelle une blessure narcissique. L’Europe a été le centre de gravité de ­l’humanité. Être le centre du monde, c’était la grande narration européenne. Je pèse mes mots : le reste du monde a gravité autour de l’Europe qui a placé les autres dans un rapport de répulsion/attraction. L’Europe veut attirer, mais en même temps elle repousse. On prétend vouloir intégrer les jeunes d’origine maghrébine, mais en réalité on les maintient à distance, comme des satellites qui doivent tourner autour de « nous », « nous » suivre sans se mêler à « nous ». Mais s’ils s’habillent autrement que nous, s’ils ne cherchent plus à nous imiter, nous considérons qu’ils ne nous respectent pas. Nous ne supportons pas qu’ils puissent se mêler à nous, ni, en sens inverse, qu’ils puissent suivre une trajectoire divergente !

Depuis 2003, une « nouvelle laïcité » se dresse contre l’islam, qui ne fait plus cas des droits de l’homme. C’est une pathologie spécifiquement européenne. L’islamisation est devenue le mythe négatif d’une Europe qui n’arrive plus à se raconter positivement. Parce qu’ils n’arrivent plus à dire ce qu’ils sont, les Européens ont besoin, dans leur désespoir, de crier ce qu’ils ne sont pas : musulmans. D’où le fantasme de l’attaque culturelle que subiraient les Européens. 

D’où l’angoisse de la perte d’identité de la France qu’on retrouve dans L’Identité malheureuse d’Alain Finkielkraut ou Le Suicide français d’Éric Zemmour. Un tel protectionnisme peut dériver vers un véritable hygiénisme culturel, cherchant à effacer toute trace des autres cultures – l’islam par excellence, mais aussi la culture rom, ou celles des minorités sexuelles. Ce sentiment que la pureté de notre culture est sans cesse menacée justifie le grignotage progressif de l’État de droit. 

Si on ne peut opposer d’arguments rationnels, que peut-on faire ?
Construire d’abord un récit politique sur ce qu’être européen signifie aujourd’hui. Accepter de participer à la marche du monde sans être forcément son centre. Comprendre que l’immigration est un fait, indissociable de la globalisation, que ­l’hybridation culturelle n’est pas une tragédie, et que tout cela, finalement, n’est pas incompatible avec le grand rêve universaliste des Lumières… européennes.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

Vous avez aimé ? Partagez-le !