Une source de discrimination
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Il ne se passe presque plus un jour en France sans qu’une controverse ne porte, directement ou indirectement, sur l’islam ou les musulmans. Les débats actuels portent moins sur la doctrine religieuse que sur les pratiques sociales des musulmans, à qui l’on reproche leurs « différences », quitte à ce que celles-ci soient le fruit de représentations stéréotypées assez éloignées de la réalité.
L’image des musulmans n’est pas positive en France, et cela ne date pas des attentats qui se succèdent depuis janvier 2015. Selon un sondage Ipsos-Le Monde de janvier 2014, 63 % des personnes interrogées considèrent que la religion musulmane n’est pas « compatible avec les valeurs de la société française » et 74 % qu’elle « cherche à imposer son mode de fonctionnement aux autres ». Autrement dit, les musulmans ne feraient pas suffisamment de compromis dans leur vie sociale. Pour autant, que sait-on vraiment de la participation des musulmans à la société ? Et qui sont-ils ?
L’enquête « Trajectoires et origines » (TeO) réalisée en 2008-2009 par l’Ined et l’Insee permet d’en savoir plus. Elle a analysé la pratique religieuse des 21 000 personnes interrogées et apporté des informations détaillées sur les musulmans en France, à commencer par leur nombre. Les estimations les plus fantaisistes circulaient jusque-là, allant parfois jusqu’à 10 millions, et en moyenne 5 millions comme l’avançait le ministère de l’Intérieur. De fait, les personnes se déclarant de religion musulmane – définition qui n’inclut pas les personnes vues comme musulmanes et qui ne se considèrent pas comme telles – étaient 4,1 millions en 2009, soit 6,6 % de la population en France métropolitaine. Les musulmans sont, pour l’essentiel, liés à l’immigration, qu’ils soient eux-mêmes immigrés pour 54 % d’entre eux ou nés en France de parent(s) immigré(s) pour 39 %. L’émergence d’un islam français est donc déjà très avancée puisque près de la moitié des musulmans sont nés sur le territoire national, y ont été socialisés et scolarisés. Près de 3 % seraient des convertis ne venant pas d’une famille musulmane et 4 % auraient des parents musulmans d’origine immigrée plus lointaine (troisième ou quatrième génération). La très grande majorité des musulmans sont d’origine maghrébine (70 %), turque (9 %) ou d’Afrique subsaharienne (10 %). L’association entre islam et immigration maghrébine n’est donc pas complètement fausse, même si elle ignore la diversification en cours des origines des musulmans, qui viennent désormais aussi du sous-continent indien.
C’est une population jeune (67 % a moins de 35 ans) ; elle est issue de milieux populaires (dans près des trois quarts des cas) ; son profil d’éducation est contrasté, avec une forte surreprésentation des peu diplômés (la moitié a, au mieux, un brevet des collèges ou un diplôme équivalent), mais aussi une proportion non négligeable de diplômés du supérieur (un quart environ). Les indicateurs socio-économiques sont en revanche défavorables, avec un taux de chômage moyen de 23 %, ainsi qu’une concentration résidentielle dans les quartiers défavorisés, ceux qui enregistrent un fort taux de chômage (60 % des musulmans y vivent) ou dont les habitants ont de bas revenus (38 % vivent dans les quartiers où les revenus moyens sont dans le premier décile). Ces situations critiques ne s’expliquent pas uniquement par les caractéristiques familiales et sociales : l’origine et la religion déterminent les opportunités qui s’offrent aux musulmans en France. La religion est une source de discrimination qui s’ajoute à celles de l’origine.
C’est encore plus vrai pour les femmes musulmanes portant un voile, qui sont au cœur des controverses publiques. Il est difficile de savoir si elles sont plus nombreuses à le revêtir aujourd’hui que dans les années 1980, ne serait-ce que parce que la montée en visibilité des femmes voilées dans l’espace public tient à la conjugaison de plusieurs facteurs, outre la possible diffusion de cette pratique : l’augmentation du nombre de musulmanes, leur concentration dans certains espaces, la focalisation des débats sur cette pratique perçue comme moins banale qu’elle n’a pu l’être et donc plus visible. Selon l’enquête TeO, en 2009, 22 % des femmes musulmanes immigrées et 13 % des musulmanes descendantes d’immigrés portaient un voile en signe d’appartenance religieuse. Si la pratique ne concerne qu’une minorité des femmes se déclarant musulmanes, elle est associée à une très grande difficulté à intégrer le marché du travail. Ce ne sont ainsi, parmi les descendantes d’immigrés, que 46 % des femmes voilées qui ont un emploi, contre 72 % des musulmanes non voilées. La pénalité que représente le port du voile dans la vie sociale s’aggrave à chaque nouveau débat de société, comme en témoigne le nombre élevé de plaintes venant de femmes voilées enregistrées par le CCIF.
Une autre question traverse les débats autour de l’islam de France : assiste-t-on à une « réislamisation » qui gagnerait les enfants alors que les parents s’étaient détachés de la religion ? Là encore, il est difficile de se livrer à des comparaisons temporelles, mais l’enquête TeO permet de montrer plusieurs choses. Tout d’abord, il est vrai que les musulmans déclarent une plus grande religiosité que les catholiques ou les protestants, et autant que les juifs : 49 % des musulmans disent que la religion joue un rôle très important dans leur vie, contre 9 % des catholiques. De même, la dynamique d’abandon de la religion est plus forte dans les familles catholiques, dont 31 % des enfants se disent sans religion aujourd’hui, que dans les familles musulmanes, dont seulement 13 % des enfants se disent agnostiques ou athées. La plus grande religiosité des musulmans ne prouve cependant pas l’existence d’un clivage générationnel. Quand on compare le degré de religiosité d’une génération à l’autre, on constate que, si 15 % des musulmans se montrent plus engagés dans la religion que leurs parents ne l’étaient, 30 % se sont au contraire sécularisés. Le retour à la religion, ou le renforcement de son engagement, est donc contrebalancé par un mouvement moins spectaculaire, mais plus large, de sécularisation.
La plus grande religiosité des musulmans les amène-t-elle à vivre dans des cercles affinitaires, ce qu’on appelle communément « communautarisme » dans le débat public ? Les résultats de l’enquête montrent que, contre toute attente, les musulmans ont dans 60 % des cas principalement des amis d’origines ou de religions variées (ou sans religion), soit davantage que les catholiques. Contrairement aux critiques qui leur reprochent un défaut d’appartenance nationale, ils se sentent autant Français que les non-musulmans. Cependant, cette identification nationale ne leur est pas reconnue, selon eux : plus de la moitié des descendants d’immigrés musulmans disent qu’on ne les voit pas comme Français.
Le constat est relativement clair : à milieu social comparable, les musulmans en France participent dans les mêmes conditions à la société, mais ils subissent des discriminations et des exclusions que d’autres ne connaissent pas. L’enjeu n’est donc pas, pour eux, de « s’intégrer », mais plutôt, pour la société française et ses institutions, de s’ouvrir à la diversité religieuse et culturelle. Ce serait là une politique réaliste et efficace de lutte contre la radicalisation. Cette ouverture relève d’une exigence inconditionnelle d’égalité et d’une application intransigeante de la conception originelle de la laïcité, deux principes essentiels que l’on tend à perdre de vue dans les controverses actuelles.
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