Un fichu de couleur pour la mère, un hijab noir pour la fille
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Juste avant de quitter son bureau pour sa pause déjeuner, Kerol, 33 ans, assistante sociale dans une administration de Bobigny, a recouvert d’un voile noir opaque le léger bandeau qu’elle porte sur son lieu de travail. « Cela fait deux ans que je porte le hijab, raconte-t-elle avec un sourire jovial. C’est arrivé du jour au lendemain. Je me posais énormément de questions, je n’en dormais plus. Un matin, je me suis décidée, je suis montée voir ma voisine, une Française convertie, et lui ai demandé de m’apprendre à nouer le voile islamique. Beaucoup ne comprennent pas, mais je me suis sentie apaisée, plus proche de Dieu, libérée du regard des hommes qui nous regardent parfois comme de la viande. »
Pendant que Kerol, vêtue d’un jean et d’une tunique rose bonbon, s’installe pour déjeuner dans un restaurant halal près du centre commercial Bobigny 2, à plus de 4 000 kilomètres de là, Leïla, sa mère, directrice d’une radio, arpente les rues de Dakar, un simple fichu de couleur noué sur la tête. Pieuse, élevée par un père imam connu des Dakarois pour sa douceur et sa tolérance, Leïla, contactée par téléphone, dit respecter le choix de sa fille. « Je ne me couvre pas comme elle mais c’est la même religion. Il y a peut-être un effet de mode chez les jeunes en France », analyse celle qui a vécu près de quarante ans en banlieue parisienne. Pour Cheikhou, le père de Kerol, la pilule a plus de mal à passer : « Le voile islamique ? Ce n’est pas de chez nous. C’est une coutume arabe. Les peuples du désert se couvraient pour se protéger du sable. De toute façon, nous venons tous au monde nu et jamais un vêtement n’a fait un bon musulman », tranche-t-il, également depuis Dakar où il a pris sa retraite.
Les parents de Kerol, aujourd’hui séparés, sont arrivés en France au début des années 1970. Ils ont élevé leurs enfants dans une cité HLM d’Épinay-sur-Seine en Seine-Saint-Denis. Cheikhou, ouvrier dans le bâtiment puis dans l’automobile, leur apprend à prier cinq fois par jour et leur inculque les fondements de la religion. « Quand je suis arrivé, peu de femmes portaient le voile, se souvient-il. J’avais des amis de toutes religions, je rentrais chez moi pour faire ma prière et en 42 ans je n’ai jamais eu de problèmes. Les enfants mangeaient à la cantine, pas du porc mais pas halal non plus. Il n’y avait pas le choix. Pour moi, le plus important, c’est avant tout l’humain, les valeurs. »
Kerol attribue en grande partie les réticences de son père à un fossé culturel et générationnel. « Mes parents ont grandi en Afrique où les traditions se mélangent à la religion. On ne laisse pas de chaussures retournées, on ne fait pas le ménage la nuit… Je suis attachée à l’islam doux et généreux de mon père, mais à son époque, on mémorisait le Coran dans les écoles coraniques et tout se transmettait oralement. Moi, j’ai envie de comprendre, de décortiquer les textes. Ma génération a les livres, Internet et l’éducation pour le faire. » Une volonté de mieux connaître l’islam qui l’a d’ailleurs conduite à suivre des cours de religion à la mosquée d’Épinay-sur-Seine. « Ce que j’apprends m’éloigne peut-être des coutumes africaines mais me rapproche d’une pratique plus littérale de la religion. Pour mon père, l’islam fait partie de son identité d’Africain. Moi qui ai été élevée en France avec des musulmans du Maghreb, d’Indonésie, d’Afrique, j’ai le sentiment d’appartenir à une communauté plus universelle, celle des musulmans en général. »
Non loin de chez Kerol, à Créteil, Maï, sa cousine du même âge, s’est, elle aussi, récemment mise à porter le voile. Ici, comme à Épinay-sur-Seine, on ne s’étonne plus de voir ces jeunes femmes se couvrir parfois plus que leur mère. « Il y a un vide. Plus la société part en lambeaux, plus nous avons besoin de notre religion, s’emporte Kerol. Ma génération se sent rejetée par la France ; nous sommes toujours Sénégalais ou d’origine sénégalaise. Peut-être qu’à l’époque de mon père, ils étaient concentrés sur les grands principes et moins sur d’autres aspects pratiques tels que la viande halal. Mais le plus important est de faire attention à ce sentiment de vide qui en touche beaucoup. Moi, j’ai des valeurs, une famille solide, ce retour du religieux me donne envie de faire le bien. Mais d’autres, perdus et instables, peuvent tomber sur des groupes qui vont leur donner un sentiment d’appartenance et en faire des apprentis djihadistes. »
Chez elle, Kerol, qui, depuis son divorce il y a cinq ans, élève seule ses deux enfants, Aissata, 8 ans, et Ismaël, bientôt 7 ans, tente de partager avec eux sa vision de l’islam. « J’ai écarté bon nombre de croyances africaines. Je leur dis que la majorité n’a pas toujours raison. Que si elle décide de se promener seins nus à la plage, ce n’est pas forcément sensé. Ils ont compris pourquoi je portais le voile. Ma fille me demande si elle peut en faire autant, s’amuse-t-elle. Ils commencent à pratiquer : ils connaissent déjà certaines sourates et à la cantine, ils essaient de ne pas manger de viande non halal. » Mais la jeune femme craint que, dans le climat actuel, ses enfants ne soient stigmatisés, alors elle se prend parfois à rêver d’exil, de pays nordiques ou anglo-saxons. « L’Angleterre ? s’étrangle son père, au bout du fil. Mes enfants sont Français, c’est leur pays, et jusqu’à ma mort, celui de mon cœur. Qu’est-ce qu’ils iraient faire ailleurs ? »
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