J’ai écrit un roman historique où j’imaginais beaucoup, car dans l’Histoire on n’y est pas donc on la raconte, par des documents et surtout par des rêveries, on cherche des traces dans ce que l’on entend, dans ce que l’on voit, dans ce que l’on lit. Le passé est une dimension du présent, une dimension fantomatique, un écho de ce qui fut et qui n’est plus, presque plus, mais est toujours présent comme un bourdonnement que la plupart du temps on n’entend pas, on y est habitué comme au grondement de l’autoroute qui n’empêche pas de dormir, que l’on remarque un soir d’été quand on boit un verre sur le balcon et que l’ami qui vient là demande : « C’est quoi ce bruit ? – Quel bruit ? Ah ! oui… »

C’est Nasser qui me l’a fait remarquer quand nous sommes sortis sur le balcon, il voulait fumer et je l’ai accompagné, nous avions nos verres, les dames restaient dedans et bavardaient, cela allait très mal entre eux, lui et elle, nous sommes sortis et il m’a fait remarquer le bruit. Tout l’agresse en ce moment. Quand Nasser ne va pas bien, il se dit Algérien ; et ce soir là sur le balcon il en a rajouté en fumant rageusement, assez fort pour que sa femme l’entende derrière la vitre, mais elle gardait son charmant sourire en toutes circonstances. « Les Algériens sont des guerriers, insistait-il, rien à voir avec les Tunisiens qui sont des commerçants, souriants mais embrouilleurs, et encore moins avec les Marocains, qui sont des bergers dans l’âme, et maintenant portent les valises des touristes. » Il fumait, pestait, vidait son verre, poursuivait à voix forte ses considérations ethniques, dont je sais bien qu’elles sont absurdes : il a grandi à Jaligny, comme tout le monde, cent cinquante habitants, trente kilomètres de là, au bord de la forêt qui commence quand les banlieues ont disparu.

Son grand-père était venu en France, son père s’était installé à Jaligny pour que ses enfants aient le bon air, les bons voisins, la bonne école. Et voilà, en cette soirée où le couple était tendu il se disait brutalement Algérien, alors qu’il n’en avait que le prénom et quelques souvenirs de vacances. Combien de générations faudra-t-il pour que quand il ne va pas bien il dise seulement qu’il ne va pas bien, plutôt que de dire tout haut, pour qu’on l’entende, que les Algériens sont des guerriers ?

J’ai rempli à nouveau les verres pour lui mettre du baume, je n’aurais pas dû, ça flambait comme du kérosène. Il me fixa droit dans les yeux, ses yeux furieux un peu bordés de rouge, vert sombre comme la Méditerranée avant la tempête, glauque disait Homère, car c’est bien la nuance de vert que prend cette mer brutale.

« Algérien, c’est une façon polie de dire Arabe. Et tu sais qui c’est, l’Arabe ? C’est celui qui se fait traiter de bougnoule. Je te passe les regards, les réflexions plus ou moins discrètes, ça compte pour rien. Mais c’est arrivé ici, tu sais quand la rue devient étroite à la sortie de l’église. Pour passer dans ce sens-là, il n’y a que cette rue, et ils bloquaient tout, ils s’étaient garés en travers, avec leurs belles voitures décorées de ruban blanc. J’ai demandé gentiment qu’ils s’écartent un peu, que je puisse passer. Ils ne m’ont pas regardé, j’ai répété, ils m’ont dit d’attendre, j’ai insisté, juste un mètre ça suffisait pour que je passe ; ils m’ont tutoyé, injurié, sorti de la voiture, tabassé, il sortait de l’église plein de jeunes gens en costume qui venaient me cogner. Je crois que bougnoule, c’est le mot français qui a le plus de synonymes, je le ai tous entendus.

« C’est le père de la mariée qui s’est interposé, un vieux type très ferme qui les a aussitôt calmés. La plainte que j’ai déposée, elle s’est perdue quelque part. Je les avais provoqués et menacés, je n’étais pas clair sur la description, je confondais tout. »

Il vida son verre, je vidai le mien, je les remplis à nouveau, très équitablement.

« Le père de la mariée était ancien avocat, il avait des collègues, des amis. Et quand on lui a demandé de préciser les signes de provocation, il a balayé les faits d’un geste, car qui s’intéresse aux faits ? “Je les connais. J’ai vécu avec eux trente mois. Ça suffit.” Il n’a rien précisé d’autre, ça suffisait, affaire classée. Tu  y crois, toi ? »

Nous sommes rentrés. Il ne s’est pas assis à côté de sa femme, ils ne se parlaient pas. Nous avons mis de la musique, j’ai choisi ce qui lui plaisait, la chanson française qu’il connaissait par cœur, il savait tous les couplets, pas seulement la première phrase. « Aznavour, Reggiani, Brel, Ferré, c’est tellement beau… Mais j’ai toujours une pensée particulière pour Brassens. – Pourquoi lui ? – Parce que c’est le seul à être vraiment Français. » Et il se mit à rire, rire, toute sa tension passait dans ce rire, à cette plaisanterie qui ne parlait qu’à lui.

Par la fenêtre entrouverte j’entendais nettement la rumeur de l’autoroute. Je me demandais comment je pouvais à ce point l’oublier la plupart du temps. Il y a dans ce pays une rumeur sourde que l’on n’entend que lorsque ça va mal. 

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