Après chaque attentat perpétré par l’organisation État islamique sur le sol français, la question de la gestion de l’islam en France ressurgit. Hélas, le débat reste hexagonal jusqu’à la caricature, comme le montre la polémique récente sur le burkini. Les pays européens sont pourtant tous confrontés aux mêmes enjeux : accompagner l’organisation d’une religion nouvellement implantée, libre de l’immixtion des pays d’origine, et l’acculturer aux valeurs des Droits de l’homme qui sont le socle commun non négociable du vivre ensemble dans les sociétés démocratiques : liberté de croire, de ne pas croire et de changer de religion contre apostasie ; liberté d’expression contre délit de blasphème ; mixité et égalité entre homme et femme contre ségrégation et inégalités des sexes. Face à ces défis, les pays de l’Union européenne ont adopté une palette de solutions différenciées, classables en trois modèles dont chacun a ses forces et ses faiblesses.

La gestion centralisée de l’islam. Ce modèle repose sur l’existence d’une organisation représentative, interlocuteur unique des pouvoirs publics susceptible de se porter garant auprès des croyants des mesures négociées avec l’État. Cependant, ce modèle requiert l’existence d’une hiérarchie religieuse légitime dont l’islam sunnite est dépourvu. Dans les pays qui ont adopté cette solution (Autriche, Espagne, Belgique, France et Suède), l’instance représentant l’islam est minée par des divisions internes tant les musulmans d’Europe sont divers (origines géographiques, diversité idéologique, fossé générationnel), ce qui oblitère son fonctionnement. Les musulmans eux-mêmes ne s’identifient pas à ces représentants officiels. La France s’est partiellement inspirée de ce modèle centralisé en créant en 2003 le Conseil français du culte musulman (CFCM), mais elle ne peut pas l’adopter pleinement. En effet, ces autres pays sont issus d’une tradition de concordats signés avec l’Église catholique au xixe siècle. Modèle de collaboration apaisée qu’ils ont ensuite étendu aux autres cultes dont l’islam, alors que la France s’en détournait pour adopter un régime de séparation de l’Églises et de l’État.

Par exemple, depuis 1992, date anniversaire de la Reconquista, l’islam est reconnu comme ayant un « enracinement notoire » dans l’histoire espagnole, ce qui a ouvert la porte à un accord de coopération entre l’État et la Commission islamique d’Espagne. En Belgique, il est reconnu depuis 1974, mais l’absence d’organisation unitaire empêchait l’accès pour les musulmans aux droits afférents (fonctionnarisation des imans, aumôniers dans les prisons, hôpitaux et armée, cours de religion à l’école publique). C’est pourquoi l’État belge a imaginé un processus mi-électoral mi-électif qui a abouti en 1998 à la création d’un Exécutif des musulmans de Belgique, puis à la nomination d’un organe chef de culte. En France, où diverses tentatives d’organisation de l’islam se sont succédées dans les années 1990 (CORIF, Conseil représentatif des musulmans de France), l’État a fini par prendre exemple sur le processus électoral belge pour créer le CFCM, en y adjoignant des conseils régionaux. L’inclusion des Frères musulmans dans ce dispositif fit débat. 

 

La gestion de proximité de l’islam. En raison d’une tradition étatique décentralisée ou fédérale, la gestion publique de l’islam se fait un niveau local (Royaume-Uni) ou régional (Allemagne). Ce système est d’une grande souplesse et permet de coller à la réalité du terrain. Il évite aussi des débats nationaux trop polarisés, avec risque de surenchères. Cependant, il entraîne des réponses différentes aux revendications musulmanes dans un même pays. C’est ce qu’on observe dans les Länder allemands à propos de l’organisation des cours de religion musulmane à l’école publique ou en matière de port du voile par les enseignantes. Point positif, l’exemple anglais rappelle l’importance de la gestion municipale de l’islam, en lien avec des politiques du logement et de lutte pour l’égalité des chances à l’école et sur le marché du travail. L’intégration des musulmans n’y est pas vue comme une simple affaire de gestion des cultes – une leçon pour la France.

 

Le modèle communautaire. Il est hérité de l’Empire ottoman, marqué par la culture du « millet » (de l’arabe milla, « communauté religieuse ») : chaque confession s’organisait selon ses propres règles (fonctionnement interne, statut personnel) sous l’autorité tant religieuse que juridico-politique de son chef spirituel. En Europe orientale (Bulgarie, Roumanie) et en Grèce, la communauté musulmane est représentée par le Mufti, autorité juridique de l’islam. Cependant, ce modèle implique un pluralisme juridique puisque les musulmans relèvent de la charia pour le mariage, le divorce, la filiation et l’héritage, soit une rupture d’égalité des citoyens devant la loi, inacceptable en France. Autre problème, ce mode de gestion de l’islam concerne les seules minorités turcophones, reliquat de la domination ottomane, et non les nouveaux migrants de confession musulmane.

 

Certes, ces trois modèles de gestion de l’islam sont le fruit de l’histoire et de la culture politique propres à chaque pays. Les connaître permet néanmoins d’arrêter de se focaliser uniquement sur la question des signes religieux dans l’espace public, d’élargir le débat actuel et de suggérer des solutions. 

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