Si tu peux être en paix alors qu’autour de toi
Tous ont perdu la tête et t’en jettent le blâme,
Si tu peux t’affirmer quand tous doutent de toi
Mais comprendre leur doute au tréfonds de ton âme,
Si tu peux patienter sans que pèse l’attente
Ou subir le mensonge et ne jamais mentir,
Ou supporter la haine et ne jamais haïr,
Sans paraître trop bon, sans paroles savantes ;

Si tu peux faire un rêve sans qu’il te domine
Et si tu peux penser mais n’être pas penseur,
Si tu peux affronter le triomphe et la ruine
En tenant pour égaux ces deux grands imposteurs,
Si tu peux entendre ta propre vérité
Faussée par des coquins pour égarer les sots,
Voir l’œuvre de ta vie sombrer dans le chaos
Et puis la rebâtir de tes outils brisés ;

Si tu peux devant toi tous tes biens entasser
Et sur un coup de dés risquer de t’en défaire,
Les perdre en un instant et tout recommencer
Sans jamais souffler mot de ce destin contraire,
Si tu peux forcer ton cœur, tes nerfs, tes tendons
Depuis longtemps fourbus à servir jusqu’au bout
Et ne pas vaciller lorsque, vidé de tout,
Ta seule Volonté leur enjoint : « Tenez bon ! »

Si tu peux dans la foule épargner ta vertu
Ou aux côtés des rois garder le sens commun,
Par rivaux ou amis n’être pas abattu,
Si chacun à tes yeux compte comme un humain,
Si face au Temps cruel, tu peux sans artifice
User de chaque instant pour continuer ta course,
Tu auras en tes mains le monde et ses ressources
Et, plus que tout, tu seras un homme mon fils !

Si, traduit par Jean-François Ménard

 

©  Éditions Gallimard Jeunesse, 2009, pour la traduction française

Avec des si, on fait de jeunes garçons des hommes, et de ces hommes des chefs. Paru en 1910, Adieu, les fées de Rudyard Kipling (1856-1936) mêle la prose aux vers. Le lutin Puck y ressuscite des personnages historiques pour l’enseignement de deux enfants. Le poème « Si » suit un récit qui met en scène George Washington. Ou comment le président des États-Unis refuse de prendre part à la guerre entre Anglais et révolutionnaires français. Une décision politique sage au mépris des huées. Qu’il est difficile de guider les peuples ! Mais, selon l’auteur lui-même, chantre de l’Empire britannique, ces vers méritent d’être reliés à une autre personnalité, plus controversée. En 1895, en Afrique du Sud, la guerre couve entre les États boers et les aventuriers anglais en quête d’or. Le colon Leander Starr Jameson tente un coup d’État. Capturé, il est désavoué par le Royaume-Uni et condamné à quinze mois de prison. Il n’en devient pas moins Premier ministre de la colonie du Cap en 1904. Un modèle de confiance en soi et d’abnégation qui inspire au belliciste Kipling ces quatre strophes didactiques. Le Prix Nobel de littérature y multiplie les apostrophes et les oppositions pour une leçon d’humanisme stoïque. Avant de faire de son fils unique, qui mourra au front en 1915, le destinataire de ces conseils virils. Un refus des fausses monnaies et émotions aliénantes au profit d’une sagesse exigeante, dans la lignée de sa propre éducation anglaise. Son pensionnat avait pour fière devise : « Craindre Dieu, honorer le roi ». 

 

 

 

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