« On ne connaît point l’enfance… »
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Je parlerai peu de l’importance d’une bonne éducation ; je ne m’arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise ; mille autres l’ont fait avant moi, et je n’aime point à remplir un livre de choses que tout le monde sait. Je remarquerai seulement que depuis des temps infinis il n’y a qu’un cri contre la pratique établie, sans que personne s’avise d’en proposer une meilleure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu’à édifier. On censure d’un ton de maître ; pour proposer, il en faut prendre un autre, auquel la hauteur philosophique se complaît moins. Malgré tant d’écrits, qui n’ont, dit-on, pour but que l’utilité publique, la première de toutes les utilités, qui est l’art de former des hommes, est encore oubliée. […]
On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. Voilà l’étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu’il faut faire, mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément, vous ne les connaissez point. Or si vous lisez ce livre dans cette vue, je ne le crois pas sans utilité pour vous.
À l’égard de ce qu’on appellera la partie systématique, qui n’est autre chose ici que la marche de la nature, c’est là ce qui déroutera le plus le lecteur ; c’est aussi par là qu’on m’attaquera sans doute ; et peut-être n’aura-t-on pas tort. On croira moins lire un traité d’éducation, que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. […]
Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C’est comme si l’on me disait ; proposez de faire ce qu’on fait ; ou du moins, proposez quelque bien qui s’allie avec le mal existant. Un tel projet, sur certaines matières, est beaucoup plus chimérique que les miens : car dans cet alliage le bien se gâte, et le mal ne se guérit pas. J’aimerais mieux suivre en tout la pratique établie que d’en prendre une bonne à demi : il y aurait moins de contradiction dans l’homme ; il ne peut tendre à la fois à deux buts opposés. Pères et mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire. Dois-je répondre de votre volonté ?
Émile ou De l’éducation, préface, 1762
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