– Je vous offre un café ?

– Je n’ai pas le temps, mais volontiers. La rentrée, je n’arrive jamais à m’y faire.

– On n’a qu’à dire que c’est encore un peu les vacances. Vous êtes nouveau ? Je ne vous ai jamais vu.

– Oui. J’ai pris mon poste le 15 août. Ma femme et mes enfants m’ont rejoint il y a quelques jours. La grande entre en ­troisième, et le petit en sixième.

– Un grand jour !

– Oui. Comme chaque année. Même si tout s’est joué pendant l’été. Les pauvres ne sont pas devenus plus cons, mais les gosses de riches ont continué à s’enrichir, à se cultiver. Par osmose, sans effort ­apparent, comme des plantes dans un jardin bien entretenu.

– Et les autres ? Ce sont de mauvaises herbes ?

– Non. Mais ils poussent dans la jungle. Ou plutôt dans le désert. Personne ne pense à les arroser. Ils arrivent en ­septembre tout secs. Je sais, j’ai enseigné, un peu. J’ai arrêté, c’était trop dur. Toutes ces promesses intenables.

– Ça peut être beau, un cactus. Albert Camus a bien poussé dans le désert, non ? Vous attendez quoi, de l’école, pour vos ­enfants ? Vous aimeriez qu’ils y ­apprennent quoi ?

– Pas à devenir Prix Nobel… À s’ennuyer. Les enfants ne savent plus s’ennuyer. Avec leurs tablettes, leurs jeux vidéo…

– S’ennuyer… Si je vous suis, les gosses de pauvres ont déjà eu tout l’été pour ça !

– Pas cet ennui-là. L’ennui d’être en classe reste indépassable. Apprendre à être là sans être là, à attendre, à imaginer, à s’évader…

– Vous ne préférez pas qu’ils apprennent quelque chose d’utile pour leur vie future ? Le travail, le mérite ?

– Le mérite ? Surtout pas. Vous y croyez, vous ? Dans mon établissement, il n’y a aucune surprise, jamais. La sociologie est une loi d’airain. Vous savez ce que disait Paul Valéry : il n’y aurait rien de pire qu’une société fondée sur le mérite. Ceux qui sont en haut seraient encore plus imbuvables, et ceux qui sont en bas encore plus désespérés – parce qu’ils mériteraient leur malheur. Il ne faut pas tuer l’espoir. À l’homme à terre il faut donner à boire, au moins quelques gouttes – qu’il puisse nourrir le sentiment de l’injustice, l’idée qu’il vaut mieux que ça.

– Une idée peut-être fausse.

– Peut-être. Mais le mérite est une idée encore plus fausse, une illusion néfaste, qui confirme les dominants dans leur arrogance et condamne les dominés à une soumission servile. Alors oui, je veux bien que l’école apprenne aux enfants à travailler. Ou plutôt qu’elle leur fasse sentir que le travail est sa propre récompense, avant de les envoyer en apprentissage pour en faire de joyeux petits rouages. En même temps, à quoi bon ? Comme disait Henry Miller, apprendre aux travailleurs à lire, c’est les rendre plus intelligents, plus cultivés, mieux informés, bref plus misérables et malheureux que jamais. 

– Vous faites partie de cette élite cynique qui considère que l’école ne sert à rien ? Vous êtes de ceux qui croient qu’ils ne doivent rien à personne, qu’ils ont tout appris tout seuls ? 

– Descartes s’est tout enseigné à lui-même. Le doute méthodique exige une solitude absolue.

– Il a quand même bien fallu que quelqu’un lui apprenne à lire et à écrire, non ? C’est toujours pareil. Le plus ­important, on n’y pense pas. C’est comme l’oxygène qu’on respire. Auguste Comte le disait : nous devons tout à la société. Mais c’est une dette qu’il est facile d’oublier.

– Pardon, je vous ai offensé. Je n’aurais pas dû vous dire le fond de ma pensée. Je me suis laissé aller, c’est encore un peu les vacances. Vous avez de la chance de croire à ce que vous faites, même si diriger une école n’est pas une mince affaire. Je suis heureux de confier mes enfants à un homme comme vous.

– Pas du tout. Je suis heureux de cette conversation. Moi aussi je doute parfois de notre utilité. Moi aussi je suis parent d’élève…

– Et vous comptez sur l’école pour apprendre quoi à nos enfants ?

– L’admiration.

– Vous ne croyez pas à l’esprit critique ? 

– Non. Je crois à l’esprit tout court. Il est toujours trop tôt pour critiquer. Il faut d’abord comprendre. Et pour comprendre, il faut d’abord admirer. Une méthode pratiquée par Rousseau, par Comte, par Alain. L’admiration des grandes œuvres…

– Joli programme. Quoi d’autre ?

– La liberté… Même si on ne peut pas enseigner la liberté. Au mieux, on peut en donner l’exemple. L’urgence est là. Pressante.

– J’avais un instituteur formidable en CM1 et CM2, qui s’appelait Mistre. Il nous a appris des tonnes de trucs. À prendre notre pouls, à tirer des photos, à faire un journal, une bibliothèque, on faisait beaucoup de sport, et on gagnait souvent. Un jour, il nous a inscrits à un tournoi beaucoup trop dur pour nous, contre de vrais clubs, avec des grands de sixième. Il ne l’a jamais dit comme ça, mais je crois que ce jour-là, il nous a appris à perdre.

– On a tous le souvenir de grands professeurs. Moi c’était en français et en philo. Et vous, que faites-vous ?

– Je suis le directeur de la nouvelle prison. Merci pour le café. Il faut vraiment que j’y aille. On m’attend. Même si au fond, de mon côté, plus rien ne presse. 

@opourriol

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