Il y a sur mon territoire des centaines de sirènes. Poissons d’eau douce, elles longent la Loire et la Vienne, veillent sur les centrales nucléaires de Chinon et de Civaux. Entre les deux, Loudun. La ville où j’ai grandi, à 21 kilomètres de la première, 75 kilomètres de la seconde. Ici mieux qu’ailleurs, on doit savoir reconnaître leur chant, le signal national d’alarme. Une alarme de 1 minute et 41 secondes qui retentit trois fois en cas d’accident, une seule en cas d’exercice. Quand le pays entier teste son alarme le premier mercredi de chaque mois à midi, j’imagine que des milliers de personnes, comme moi, comptent les secondes sur leurs doigts.

Des champs de maïs et quelques vignes, une campagne rase où la moindre butte se détache. Au milieu de ce plat pays, deux montagnes qu’on suit des yeux en voiture : les tours de refroidissement de Civaux. Elles culminent à 178 mètres. Deux cheminées de béton gris à la forme simple. Tout est très simple dans une centrale, même l’adresse : Centrale nucléaire de Civaux, route de la Centrale nucléaire, 86320 Civaux. En réalité, on sait rarement la situer, c’est elle qui nous guide. Surtout la nuit lorsqu’on rentre de vacances, les yeux mi-clos sur le siège passager, ses phares fumants nous apparaissent et on se sait presque arrivé. La fatigue aidant, on croirait que la radio chante pour elle : « Je reviens de Bordeaux et les étoiles du ciel ne parlent que de toi. Des éclairages qui font bouger ta buée, sur un morceau de noir. » Dans ma tête, les paroles de Cabrel se mélangent au relief.

Le jour, Civaux est une oasis. Les samedis bleu électrique, des centaines d’enfants s’y précipitent pour plonger dans la piscine Abysséa. Ce parc aquatique appartient à la mairie ; les larges recettes fiscales de la centrale, à 2 kilomètres, financent des piscines à vagues. Petite, la main sur le jetstream et les jambes dans le jacuzzi à bulles, j’imaginais que l’eau sortait directement des réacteurs – instinctivement, je frottais un peu plus sous la douche. Civaux l’eldorado est peuplé d’enfants mais aussi de tortues, de caméléons, d’alligators. Le parc La Planète des crocodiles est aux portes de la centrale qui chauffe gracieusement les vivariums.

La centrale de Chinon est plus discrète. Pour ne pas rivaliser avec les châteaux de la Loire, ses tours de refroidissement ont été arrêtées à 28 mètres. Adolescente, je me baignais dans la Vienne sur la plage de la guinguette de Chinon. Je regardais les kayakistes sur le courant, je pensais à l’essentiel en me disant : l’eau qui me traverse n’est pas passée par la centrale qui est implantée sur l’autre bras. Pas besoin de frotter sous la douche.

Anne habite près de Flamanville, Majdoline près de Fessenheim, et Adèle près de Chooz, dans le Nord. Mon autre famille nucléaire, mes amies. Chacune d’entre nous a vécu à moins de 100 kilomètres d’une centrale, on l’a réalisé un soir tard. Pas la même météo ni la même enfance, mais le même climat. Celui de l’iode et des exercices de confinement à l’école. À Strasbourg, Majdoline connaît la scénographie la plus spectaculaire, puisque ces exercices sont joués dans toute la ville. Un air de répétition générale pour un scénario de faille sismique. Anne se souvient du décompte : « S’il y a un accident à Flamanville, vous avez 30 minutes pour vous confiner. » Pendant que sa classe descend dans la cave du collège, elle se dit que c’est court pour rassembler mémé et les chats. Anne a six chats. Adèle apprend à mouiller des torchons pour calfeutrer sa classe. On nous parle de Tchernobyl et de Fukushima, nous on ne pense qu’au risque d’attentat, une évidence.

En 2019, la France a étendu le rayon de protection autour des centrales nucléaires de 10 à 20 kilomètres. Le nord du canton de Loudun a soudain basculé dans le périmètre du plan particulier d’intervention. À droite d’une ligne imaginaire, des habitants reçoivent de l’iode – des pastilles blanches qui protègent la thyroïde en cas d’accident – et des fascicules « Les six bons réflexes en cas d’accident nucléaire ». On y lit que le comprimé d’iode peut être dissous dans une boisson, il est précisé « eau, lait, jus de fruits ». Lors de mon premier stage, je me suis retrouvée par hasard voisine de palier d’une commission en charge des risques liés aux matières nucléaires. À la cantine, de grands moments de solitude passés à regarder ceux à qui je confiais ma vie, saler leurs haricots verts. Saler ses haricots c’est un réflexe, s’entraîner à calfeutrer une porte n’en est pas un. J’aimerais qu’on me parle de l’instinct, des éléphants qui quittent la plage avant les tsunamis. Des coléoptères, des musaraignes, des éperviers, les seuls concernés par l’entraînement de janvier 2021 qui a eu lieu à Civaux. Pour cause de confinement, l’exercice a été réalisé en conditions réelles mais « sans la population ».

Je me souviens d’un soir d’août. Le ciel est rose-orangé lorsqu’on rentre du verger. La même pensée nous traverse, ma mère et moi. Par la vitre de la voiture, on fixe le point rouge qui se détache : « Est-ce que c’est Chinon ? » On remonte silencieusement les vitres. Un beau soir d’été valse avec l’accident. Je m’endors tranquille. Au réveil, La Nouvelle République me rassure : ce n’est qu’un hangar à paille qui a brûlé.

Il m’arrive d’imaginer que le vivarium s’ouvre et libère les varans, que la piscine sort de son lit, que la Loire embarque la Vienne, que mémé se retrouve projetée, que l’école devient trop petite pour accueillir la ville.

À l’ombre de la centrale, je ne mets pas de crème solaire. On ne se protège pas de ce qui plane constamment.

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