Quelles sont vos priorités pour une énergie entièrement décarbonée en 2050 ?

F.-M.B. : Aujourd’hui, 80 % de notre énergie provient des fossiles (du pétrole, du gaz et un peu de charbon) qui émettent du CO2 et aggravent le risque climatique. Parvenir à un stade « zéro fossile » représentera déjà un effort énorme. Si, dans le même temps, on décidait de sortir du nucléaire, ce serait encore plus difficile. Pour moi, l’urgence absolue, c’est la fin de l’énergie fossile. Les scénarios qui proposent de sortir d’abord du nucléaire, puis du fossile me semblent dangereux.

Y.M. : La question n’est pas seulement de sortir des énergies fossiles mais d’en finir avec une économie productiviste, de retrouver des modes de vie et une trajectoire économique plus soutenables par rapport au climat, à la consommation des matières premières et à l’usage des sols… C’est pourquoi le scénario négaWatt prévoit de réduire la consommation d’énergie. L’idée est d’améliorer notre efficacité énergétique – par exemple, en isolant les logements –, de mener une transformation sociétale autour de la sobriété – notamment en rapprochant les lieux de vie et de travail –, de développer des sources d’électricité décarbonée, ainsi que de mobiliser la biomasse, dans des conditions soutenables.

Pourquoi prônez-vous la sortie du nucléaire ?

Y.M. : Nous ne proposons pas de sortir du nucléaire plus vite que des énergies fossiles, mais de nous projeter dans une grande transformation du système énergétique. Clairement, le levier le plus efficace pour une électricité décarbonée à moindre coût, ce sont les renouvelables, et non de nouveaux réacteurs nucléaires. Nous avons en France un parc nucléaire massif et vieillissant. Sa prolongation excessive poserait des problèmes de dégradation économique et de risques en termes de sûreté. Nous sommes donc opposés à tout nouveau réacteur. Le rythme de fermeture des réacteurs existants doit être lissé entre aujourd’hui et 2040.

F.-M.B. : La France a fermé Fessenheim après quarante-trois ans de fonctionnement alors que, aux États-Unis, plusieurs réacteurs du même type ont été autorisés à fonctionner jusqu’à quatre-vingts ans. Tant que l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) dit que les réacteurs sont bons pour le service, je souhaite qu’ils continuent à produire. La fermeture prématurée de Fessenheim a dû être compensée par l’utilisation d’énergies fossiles et a entraîné le rejet dans l’atmosphère d’environ 10 millions de tonnes de dioxyde de carbone sur un an – l’équivalent de l’ensemble des émissions du transport aérien français.

Y.M. : Considérer que la fermeture de Fesseinheim entraîne une production équivalente en énergie fossile, c’est une vision statique et fausse. Le système électrique fonctionne de manière dynamique, le marché évolue au gré de l’implantation de nouveaux moyens de production, notamment renouvelables, et des efforts sur la consommation. La preuve ? En Europe, les émissions de gaz à effet de serre du système électrique sont orientées à la baisse malgré la fermeture de plusieurs centrales nucléaires.

Et si l’on voulait remplacer toute l’énergie fossile par du nucléaire ?

F.-M.B. : Il faudrait multiplier le parc existant par trois ou quatre, mais ce n’est pas nécessaire. Je pense que le nucléaire est l’énergie la plus écologique, puisqu’elle utilise le moins de matières, le moins de surface et qu’elle a le moins d’impact sur l’environnement, mais je suis également d’accord pour gagner du côté des économies d’énergie.

« L’urgence absolue, c’est la fin de l’énergie fossile »

Y.M. : Nos projections prévoient un gain d’énergie de 20 % du fait d’une plus grande sobriété et de 30 % grâce à une efficacité énergétique accrue liée à l’amélioration de l’isolation des bâtiments et des transports collectifs, au resserrement des distances à parcourir, à la lutte contre l’obsolescence programmée et contre le suremballage industriel…

Tout cela sans empiéter sur la liberté des citoyens ?

Y.M. : Il y a des sujets de débat, sur la consommation de viande ou le transport aérien, par exemple. Il faut aussi dimensionner les usages : prendre son SUV seul pour venir à Paris n’est pas compatible avec les objectifs climatiques. On peut éviter d’avoir un frigo américain quand on vit à deux. Continuer à jouer aux jeux vidéo, mais sans posséder autant de consoles ou d’écrans par foyer…

F.-M.B. : Je suis favorable à des limitations coercitives concernant l’aérien ou la puissance des voitures, mais, dans d’autres domaines, j’y suis réticent. Par exemple, mes quatre enfants n’habitent plus avec moi, ma maison est objectivement trop grande pour mon foyer. Mais je n’ai pas envie de déménager, je veux pouvoir y accueillir mes petits-enfants quand j’en aurai. Comment arbitre-t-on entre le nécessaire et le superflu ? Ce n’est pas simple.

Est-il toujours possible de développer le nucléaire ?

Y.M. : Le plan de référence d’EDF prévoit de construire six EPR dans les vingt ans à venir. Pas quarante, comme cela serait nécessaire pour remplacer le parc existant. Le nucléaire n’est pas l’option la plus facile, ni du point de vue de sa faisabilité ni de celui de ses coûts.

F.-M.B. : Il faudra remplacer le parc existant et même augmenter la puissance disponible, plafonnée à 62 gigawatts. Actuellement, la construction de nouveaux réacteurs impose de surmonter de grandes difficultés, car la France a perdu sa capacité industrielle, dans le secteur nucléaire comme dans d’autres domaines : les déboires de l’EPR ont montré à quel point il est complexe de trouver des soudeurs qualifiés. Mais on a su développer des centrales dans les années 1970-1980. Si on se donnait comme objectif national de fabriquer vingt EPR dans les vingt ans qui viennent, je suis persuadé qu’on réussirait à recréer la filière. C’est ce qui se passe en Angleterre.

Y.M. : Les Anglais sont très loin d’avoir redéveloppé un projet industriel nucléaire. L’EPR de Hinkley Point devait voir le jour en 2018 ; on n’y est pas. Aujourd’hui, on ne sait clairement pas faire du nucléaire vite et pas cher. Peut-être que les Chinois le savent, mais avec une dynamique industrielle différente, un coût du travail moindre et des régulations plus laxistes qu’en Europe.

Peut-on comparer les coûts du renouvelable et du nucléaire ?

F.-M.B. : Quand on dit que l’EPR est une gabegie, il serait bon de rappeler aussi les subventions aux renouvelables. Et que lorsque EDF vend sa production nucléaire, elle est au prix de 42 euros le mégawattheure, contre 295 euros pour le mégawattheure solaire. La quasi-totalité des panneaux solaires utilisés en Europe sont fabriqués en Chine, c’est peut-être pour cela qu’ils ne sont pas chers. En fait, le nucléaire génère des coûts essentiellement liés à des emplois en France et au remboursement des emprunts. Les centrales nucléaires étant considérées comme des projets à risque, elles n’ont pas droit à des taux d’intérêt compétitifs. Si on en faisait une grande cause nationale, avec des taux d’intérêt faibles garantis par l’État, nous aurions du nucléaire pas cher.

« L’électricité ne se stocke quasiment pas, il faut la consommer lorsqu’elle est produite »

Y.M. : Je m’inscris en faux contre cette affirmation. La Cour des comptes estime à près de 20 milliards le coût total de l’EPR de Flamanville. Même en enlevant les 4 ou 6 milliards de coûts financiers, cela ne le ramène pas à un niveau compétitif. Les énergies renouvelables ont effectivement été subventionnées par le passé. Mais les derniers projets éoliens ou photovoltaïques proposent désormais des tarifs à 50 euros le mégawattheure, sans mécanisme de soutien, contre 100 euros le mégawattheure pour l’EPR. Par ailleurs, les taux d’intérêt élevés du nucléaire sont assez logiques, compte tenu des délais de construction et des risques associés.

Quel problème pose l’intermittence des énergies renouvelables ?

F.-M.B. : C’est la difficulté principale. Le solaire ou l’éolien ne fournissent pas nécessairement l’énergie au moment où l’on en a besoin. Or l’électricité ne se stocke quasiment pas, il faut la consommer lorsqu’elle est produite. Sans cette intermittence, je serais beaucoup plus favorable aux énergies renouvelables.

Y.M. : Je préfère parler de variabilité prévisible, et elle n’est pas indépassable. À 24 ou 48 heures, on peut anticiper les baisses de production des renouvelables afin d’éviter les coupures. On peut, par exemple, piloter les appareils électroménagers – démarrer un lave-vaisselle aux heures de forte production d’électricité – ou utiliser les batteries des voitures électriques pour stocker l’électricité aux heures de faible consommation.

Où en est-on de la question du stockage ?

Y.M. : Les batteries représentent des inconvénients majeurs du point de vue de la quantité de matériaux nécessaires à leur fabrication, en particulier le lithium. Au-delà de 60-70 % de renouvelables dans le mix électrique européen, la solution est le power-to-gas, la transformation d’électricité en gaz via l’électrolyse de l’eau. L’électricité est en effet capable de transformer l’eau en oxygène d’une part et en hydrogène d’autre part. Et ce dernier peut être stocké dans le réseau de gaz naturel. En Europe, des dizaines de démonstrateurs industriels développent cette solution sur des échelles allant jusqu’à une centaine de mégawatts.

F.-M.B. : Cela fait cinq ans qu’on me dit que des démonstrateurs industriels existent mais je n’en connais pas. En Allemagne, les prix de l’électricité sont souvent négatifs, car la production est excédentaire, particulièrement le week-end. Comment se fait-il qu’aucune entreprise n’ait décidé de stocker l’électricité le week-end pour la revendre la semaine, si c’est une solution mature ?

Y.M. : Non seulement ces démonstrateurs existent, mais ils travaillent sur plusieurs technologies différentes. Actuellement, les prix de l’électricité sont négatifs sur des périodes trop courtes pour créer un modèle économique. Plus globalement, il faut une réforme des marchés et des politiques publiques pour rendre la transition possible.

Comment gère-t-on la question des terres rares, ces métaux qui interviennent dans les renouvelables ?

Y.M. : Les seules utilisées dans le photovoltaïque et l’éolien classiques sont des métaux comme le néodyme, qui se trouve dans les aimants permanents des éoliennes offshore et améliore leur rendement, mais ils ne sont pas indispensables. Le silicium des panneaux photovoltaïques, en revanche, est une matière abondante. L’approvisionnement pour les filières renouvelables est nettement moins critique du point de vue de la diversité d’approvisionnement que l’uranium.

La question de la souveraineté ne se pose-t-elle pas aussi bien pour l’uranium, qui fait tourner les centrales nucléaires, que pour les panneaux solaires chinois ?

F.-M.B. : Nous sommes dans une économie mondialisée, nous dépendons de l’étranger pour les masques ou les composants des vaccins. Il est ridicule de se focaliser sur la question de l’uranium. Son approvisionnement ne pose pas plus de problèmes que les matériaux des éoliennes ou du solaire. Des pays comme l’Australie ou le Canada, de vraies démocraties, sont de gros producteurs d’uranium. Le Niger n’est pas la source majoritaire d’approvisionnement. Le plus gros producteur d’uranium mondial, c’est le Kazakhstan.

« Les risques liés au nucléaire sont incommensurables »

Y.M. : C’est par commodité qu’on importe des panneaux fabriqués en Chine, il y aurait toute possibilité de les fabriquer en France. Cela n’augmenterait pas beaucoup leur coût car celui-ci est surtout lié à leur installation. Concernant l’uranium, si l’on construisait un parc entier d’EPR, cela signifierait continuer à s’approvisionner jusqu’à 2100, au minimum. Personne ne peut garantir l’évolution des quelques pays fournisseurs d’uranium à cet horizon…

Concernant le nucléaire, la question du risque est-elle centrale ?

F.-M.B. : Sur ce sujet, un certain nombre d’organisations ont agité les peurs de manière mensongère. On a pu entendre qu’après Tchernobyl, il y avait eu une explosion du nombre de malformations et des centaines de milliers de morts. Ces mensonges ont façonné l’opinion publique. Je ne vais pas nier que le nucléaire implique des risques spécifiques, mais ils sont largement surestimés. Si l’on compare avec l’accident chimique de Bhopal ou la rupture des barrages de Banqiao, aux conséquences plus graves que Tchernobyl, on voit que le risque nucléaire est le seul à ce point surmédiatisé.

Même si le risque est rare, son intensité ne vous paraît-elle pas très élevée ?

F.-M.B. : Non. On ne peut imaginer pire accident que celui de Tchernobyl : un réacteur à ciel ouvert, un cœur de graphite qui brûle et favorise la dispersion des particules dans l’atmosphère… Or Tchernobyl, c’est un nombre de morts comparable au nombre annuel de décès sur les routes en France. Si on se met à regarder les risques, on arrête tout. Il faut revenir à une balance bénéfice-risque.

Y.M. : Je pense au contraire que les risques liés au nucléaire sont incommensurables. On aurait pu imaginer encore plus grave que Tchernobyl s’il y avait eu l’explosion de vapeur qu’on a crainte à un moment. Sur le nombre de morts, la communauté internationale a été déficiente pour mettre en place des outils épidémiologiques solides afin de caractériser les impacts à long terme. À Fukushima, on a redouté une dispersion du combustible dans la piscine de la centrale. Avec ce type d’accident, et des régimes de vent ne poussant pas la radioactivité vers le Pacifique comme cela a été le cas, on aurait pu en venir à évacuer Tokyo. Et puis l’accident nucléaire, ce n’est pas seulement le nombre de morts, c’est aussi la contamination de territoires entiers. Le nucléaire n’a pas le monopole des risques majeurs, mais ses inconnues sont trop nombreuses. La gestion des déchets pose la question d’une gouvernance stable à un horizon très long. Il y a aussi un risque qu’on évoque peu en France, celui d’un développement militaire à partir des matières mises en œuvre par le nucléaire civil. Le nucléaire implique une gouvernance centralisée et étatiste, à l’inverse de la dynamique de la transition énergétique, beaucoup plus décentralisée.

F.-M.B. : Dire que le nucléaire civil favorise la prolifération est faux. Il y a des dizaines de pays qui ont du nucléaire civil et n’ont pas l’intention d’avoir du nucléaire militaire. La Corée du Sud a un gros parc nucléaire civil mais pas militaire ; à l’inverse, la Corée du Nord a du militaire sans avoir développé de civil.

Dans l’idéal, quand faudrait-il trancher entre les deux scénarios que vous soutenez ?

F.-M.B. : Je ne comprends pas qu’on ne décide pas maintenant, car on n’en saura pas plus dans trois ans. Il faut choisir tant qu’on a encore une petite capacité industrielle sur le nucléaire. Les politiques n’ont pas le courage de prendre les décisions qui sont nécessaires pour le long terme.

Y.M. : Nous ne prônons pas les mêmes options, mais nous pouvons tomber d’accord sur la difficulté qu’ont les politiques à effectuer des choix de long terme. La transformation écologique appelle une forme de planification, d’organisation des actions dans la durée, et souligne l’urgence de rompre avec la politique des petits pas. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER & PATRICE TRAPIER

Dessins JOCHEN GERNER

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